Byzance, Juge Cruel dans un Environnement Cruel?
Notes sur le „Musulman cruel“
dans l’Empire byzantin entre VIIeme et XIIlerne siecles
ALAIN DUCELLIER
Comment eviter une mise au point methodologique, fiit-elle minimale,
quand il s’agit d’affronter un theme comme celui de la cruaute et quand on
veut respecter le necessaire relativisme historique, qui impose precisement
de voir la cruaute comme une notion relative ou, plutot, relationnelle, a
moins d’en faire une realite objective, mesurable a la meme aune en tout
temps, en tout lieu et a travers toutes les cultures? Autant dire en faire
un concept moral, religieux, de !’ordre du peche, ce qui rendrait possible
d’imaginer une cruaute en soi dont on s’autoriserait alors d’induire le droit
de juger un objet, quel qu’il soit, comme substantiellement cruel et donc
punissable?
Tendance evidemment tres dangereuse puisque pretendre definir un
niveau absolu de cruaute se ramtme a appliquer aux autres sa propre
regle, elle-meme produit d’une longue histoire culturelle et mentale et donc
irreductib}e a toute autre: deja plus que Contestahle quand on Se mele de
juger les personnes, on comprendra a quel point une teile attitude peut
etre risquee quand il s’agit d’esquisser le profil moral d’un peuple ou, pire
encore, d’une civilisation …
En d’autres termes, evaluer le niveau de cruaute d’une civilisation
reviendrait a dire que nous avons le droit d’exprimer un jugement general
sur sa valeur morale ce qui, independamment d’un prejuge inacceptable,
implique qu’on ait au prealable realise trois enquetes preliminaires: une
nouvelle lecture de toute l’hjstoire de la civilisation consideree qui permette
d’en determiner la densite en episodes cruels, du moins au rapport de ses
auteurs, seule attitude qui puisse autoriser a dire si, compte tenu de la
quantite et de la nature des sources disponibles, la trame historique de
cette civilisation est plus ou moins riebe en faits et en comportements que
nous jugeons cruels; verifier si, face a ces faits et a ces comportements, les
auteurs reagissent de la maniere que nous tenons pour normale quand nous
sommes nous-memes confrontes a des faits du meme ordre (reprobation,
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douleur, commiseration ou, au contraire, complaisance et reactions de type
sadique ou masochiste); enfin, voir jusqu’a quel point ce type de reactions
coincide avec les modalites de notre propre affectivite ce qui, peut-etre,
pourrait nous autoriser a supposer un ensemble residuel de comportements
communs a tous les hommes qui, a travers temps et espaces, ont eu a.
affronter la cruaute.
Doit-on avouer que toutes ces enquetes, au moins en ce qui concerne
l’histoire de Byzance, ne sont ni faites ni meme ouvertes? En outre, on peut
douter qu’il e:xiste une grille explicative specifique qui permette, quand un
Byzantin declare que telle ou telle personne est cruelle, d’affirmer qu’il a
bien en tete cette categorie bien precise de la cruaute clont nous usons
d’ordinaire, ce qui autoriserait a jauger le degre de „cruaute interne“ attribuable
a Byzance et dont depend la validite ou l’invalidite des jugements
que les Byzantins formulent a l’egard des autres. Cette grille n’e:xistant
pas, en sorte que nous ignorons la categorie mentale elementaire clont nous
devrions faire usage comme critere, nous ne pouvons avoir la pretention de
rendre compte rigoureusement du sens veritable du mot quand ces memes
Byzantins jugent les autres comme particulierement cruels.
Surgit alors un obstacle supplementaire: chacun peut admettre que,
dans notre tradition chretienne occidentale, se sont transmis nombre de
jugements, ou plutöt de prejuges au sujet des Musulmans que, encore
aujourd’hui et, malheureusement, sans doute de plus en plus, tant de
gens considerent comme substantiellement cruels en vertu, par exemple,
du mythe du Musulman au couteau entre les mains. Et il est vrai que,
lorsqu’on pratique un certain type de lecture de nos chroniqueurs du
Xlleme siede, on n’a en effet que l’embarras du choix pour y trouver
nombre d’episodes epouvantables, a l’evidence complaisamment amplifies,
et clont la narration a pour but precis de convaincre le lecteur que tous
les Musulmans, Arabes ou Turcs, sont d’une cruaute naturellement contrenature,
comme c’est le cas d’llghazl qui, apres la bataille de l‘ Ager Sanguinis,
en 1 1 19, remet le sort de ses prisonniers chretiens a l’imagination
veritablement sadique de ses Turcomans.1 Mais comment oublier les in-
1 „Ibi quidem captivi, visis botris vineae inhaerentibus, certatum super eas proni incidentes
gypsatos etiam ore carpebant avido, a pedibusque conculcatos, quorum liquor ab
ore prementis … linguas proprias dentibus corrodebant … pluresque urina potati tune
prima sitiebant … Aqua allata in medium, vitam pro solo gustu commutare cupientes
non id respisciunt, sed plures cum pluribus per medios enses ad aquam corruunt. lbi
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nombrables passages de ces memes chroniqueurs latins qui demente la
realit6 d’une vision univoque d’un monde musulman universellement cruel?
Qu’il suffise ici de citer Guillaume de Tyr qui, apres avoir mis en relief
la tolerance du khalife ‚Umar, note que, SOUS le regne de ce souverain
musulman, „on pouvait croire que les gens vivaient plutot sous l’empereur
Charles que SOUS le dit prince“ .2 n serait trop facile de demontrer comment,
en se limitant a un choix arbitraire de textes tres rigoureux au sujet des
Musulmans et en evitant systematiquement les tres nombreux jugements
inverses des memes auteurs, la tradition chretienne occidentale posterieure
a insinue, puis profondement inculque dans notre mentalite l’idee fantasmatique
d’un Islam en soi et toujours cruel que, il y a peu de temps, on
trouvait a volonte dans tant de manuels scolaires dont les prejuges au sujet
des Musulmans n’ont pas toujours disparu aujourd’hui.3
Quant a Byzance, il faut rappeler que nous nourrissons aussi, profondement
enracinee dans notre mentalite, et jusque chez les esprits les
plus cultives, l’image d’une civilisation obscurcie par des „vices“ structurels
et indissociables, parmi lesquels la perfidie et la cruaute, soeurs
d’une faiblesse intrinseque, d’une irremediable decadence morale et d’une
fausse religiosite. En fait, une image que, en Occident, on ne saurait considerer
comme originelle puisque, si nous considerons les textes latins du
haut Moyen Age, au moins jusqu’au Xlleme siede, on se doit de condure
qu’ils sont plutot un miroir favorable et meme elogieux de Byzance
et des Byzantins dont Raoul Glaber, pourtant partisan decide de l’Eglise
latine, ne conteste pas encore, vers 1045, une Iegitimite et une dignite
au moins egales a celles de Rome.4 Car, avant le Xleme siede, ce sont
quidam lapidibus obruti, quidam telis periorati et multi sunt diversis modis detruncati
… “ (GAUTIER LE CHANCELIER, Recueil des Historiens des Croisades, Historiens
Occidentaux, T. V /1, co!. 112).
2 „Permittentes eis suum habere episcopum et ecclesiam quae, ut praedictum est, dejecta
fuerat, reparare; et religionem libere conservare Christianam … ita ut magis sub
imperatore Karolo quam sub dlcto principe degere viderentur … “ (GUILLAUME DE
TYR, Recueil des Historiens des Croisades, Historiens Occidentaux, T. I, p. 1 2 et 14).
3 „Propagateurs de !’Islam, !es Arabes s’avereront !es ennemis de Ia foi chn!tienne et
une Iutte terrible s’engagera entre Ia Croix et Je Croissant, symboles de leurs croyances.
Cette Iutte emplira I ‚histoire du Moyen Age“ (P. Hallynck et M. Brunet, Le Moyen Age,
Paris, Masson 1949). Cf. Genevieve Vischi, L’image de !’Islam medieval a travers !es
Manuels scolaires de 1945 a 1971, Toulouse 1980.
4 A. Ducellier, Une mythologie urbaine: Constantinople vue d’Occident au Moyen Age,
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les Chretiens orientaux, armeniens, syriens, coptes qui, maltraites par les
Grecs orthodoxes jusqu’a la conquete musulmane, en brossent le portrait
horrible d’oppresseurs perfides et cruels dont, quand Byzance retrouve sa
puissance, aux IXeme et Xeme siecles, ils craignent plus que tout le retour:
a seulement lire Matthieu d’Edesse, qui ecrit au XIIeme siede, voici, par
exemple, l’empereur Romain IV Diogene qui, entrant en guerre contre les
Turcs en 1068, „jure avec menaces que, au retour de sa campagne de Perse,
il aneantira la foi armenienne“
‚
en sorte que les moines armeniens „firent
des voeux pour qu’il ne revint point de cette guerre et que le Seigneur le
fit perir comme l’impie Julien, qui fut maudit par saint Basile“ .5
Ce sont precisement ces „vices“, et surtout la perfidie et la cruaute,
dont, si nous en croyons nos historiens, depuis au moins le XVIIlerne
siede, les empereurs orientaux sont les symboles acheves, puisqu’ils sont
tous „cruels, effemines et devöts“, provoquant l’effroi du lecteur du siede
des Lumieres qui, selon Voltaire, se demande: „Si vous en exceptez Julien
et deux ou trois autres, quel empereur ne souilla le trone d ‚abominations
et de crimes?“6 Et il est vrai qu’a lire ce meme Voltaire, surgit l’image
d’une Byzance dont les souverains, tous „sanguinaires“ ou „barbares“ ,
arrivent toujours au pouvoir moyennant le honteux assassinat d e leurs
predecesseurs, eux-memes stigmatises de la meme tare originelle, l’histoire
de !’Empire se reduisant a une „succession millenaire de crimes, de faiblesses
et d’infamies qui, somme toute, compose une image horrible et
denuee d’interet“ , pour reprendre la formule de Hegel. Lui aussi heritier
MEFRM, T. 96, 1984/1, p. 405-424; „Constat igitur ab anterioribus illud principale
totius orbis imperium fuisse divisum, scilicet ut quemadmodum universae Jatinitatis
Roma gerere deberet principatum, ita Constantinopolis tarn Graecorum speciale caput
in transmarinis Orientis partibus quam ceterorum“ (Raou! GLABER, Histoires, III, I,
2, ed. M. Prou, Paris 1886, p. 52); Duce!lier, art. cit. p. 409.
5 MATTlEU D’EDESSE, Chronique, trad. E. Dulaurier, Paris 1853, p. 166; A. Ducellier,
Le Miroir de L’Islam. Musulmans et Chretiens d’Orient au Moyen Age, Paris 1971,
p. 281. Le meme Matthieu ecrit aussi: „notre royaume avait perdu ses maitres legitimes
que lui avaient enleves ses faux defenseurs, l’impuissant, l’effemine, l’ignoble peuple des
Grecs“, si bien que, „quand !es Turcs eurent soumis l’Armenie, elle ne fut plus victime
de Ia perversite des Grecs“ (MATTHIEU, p. 113, 196-197, 201 et Ducellier, op. cit. p.
282). Cf. A. Ducellier, L’intolerance des pacifiques: reflexions sur Je Monde orthodoxe,
Actes du Colloque Les Frontieres religieuses aux XYleme et XVIlerne siecles, Centre
d’Etudes Superieures de Ia Renaissance, Tours 1988.
6 VOLTAIRE, Essai sur !es Moeurs, ed. Garnier, Paris 1963, p. 164 et 409.
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des Lumieres et pere de l’historiographie scolaire de la France contemporaine,
Victor Duruy decide donc que, apres Heraclius, „les Grecs du
Bas-Empire tombereut dans ces tenebres de corruption, de folie et de
bassesse sanglante qui les font citer comme un des types de peuple les
plus deplorables que l’histoire puisse presenter“ , ce qui l’autorise, apres
qu’il a narre les evenements de 1204, qu’il qualifie d‘ episodiques, a. expliquer
que les croises n’ont si facilement vaincu les Byzantins que parce qu’ils
etaient un peuple faible. 7
Donc, bien qu’il ne s’agisse pas d’une decouverte, il nous parait important
de rappeler ici ces deux traditions paralleles de l ‚Occident, celle du
cruel Musulman et celle du Byzantin cruel, traditions qui, en fait, ne sont
que deux variantes d’une representation prejudicielle, celle de l’Oriental
cruel, qui a envahi notre mentalite, non sans raison, depuis l’epoque des
croisades, en sorte que les ecrivains des Lurnieres et leurs heritiers, bien que
franchement hostiles a l’Eglise, se sentent obliges a la justifier jusque dans
ces prejuges, ce clont nous eprouvons, encore aujourd’hui, les consequences
dangereuses.
Car, faisant de la cruaute une composante essentielle des civilisations
orientales, un tel prejuge mene a leur damnatio memoriae, particulierement
choquante quand il s’agit de Byzance, civilisation chretienne
vue comme substantiellement coupable et dont les traits les plus saillants
sont le crime le plus degradant et un avilissement moral si revoltant que,
face a la justice divine, elle devra etre, töt ou tard, punie de par ses propres
peches innes et irremissibles. Par exemple, il importera donc peu que
Jean II Comnene ait ete un empereur genereux, que son fils Manuel se soit
montre juste et courtois: le prernier etait surtout un traitre arni des Turcs
dont la vie indigne fut interrompue par une fleche empoisonnee, preuve
tangible de la vengeance divine, tandis que le second est ne avec la marque
ineffa<;able du peche paternel.8 C’est la un prejuge instrumental diffuse
par une partie du clerge latin, avide de convaincre les auteurs occidentaux
7 Victor Duruy, Histoire de Frarice et du Moyen Age, Paris 1863, p. 95 et 393. Encore
qu’inedit, signalans l’excellent travail de Henri Brunet, L’lmage du Monde byzantin en
France au Siede des Lumieres, Toulouse 1987, p. 8 et 13-14.
8 „Cumque deberet, sumptis Christianorum copiis, paganorum viciniam propulsare,
illorum auxilio nisis est Christianos exterminare. Deus autem, horum cognitor, judex
et vindex, voluit ut ipse sibi toxicatam sagittam infligeret, et modico vulnere vitam
indignam finiret … Iste vero qui nunc regnat, heres questus et criminis, sicut jura
ecclesiarum sibi retinet et alia que pater impie conquisivit sie ceteris inhiat que ipse
152
de la necessite d’eliminer l’obstacle byzantin sur la route des croisades,
prejuge que nombre de Latins, surtout les petits nobles bons chretiens
comme le chroniqueur Robert de Clari, savent certes refuter, mettant au
contraire en relief la generosite philolatine d’un Manuel Comnene, mais
l’image du Byzantin cruel se trouve opportunement corroboree, dans les
annees 1183-1185, par l’action de cet etrange empereur que fut Andronic
ler, un homme indiscutablement cruel selon nos criteres actuels en tant
qu’assassin du jeune empereur Alexis et de l’imperatrice Marie d‘ Antioche
et bourreau de tous leurs partisans a qui il aimait a faire crever les yeux;9
l’image de ce souverain, dont nous savons aujourd’hui qu’il etait surtout
un reformateur politique et social impitoyable, deja l’objet d’une damnatio
memoriae a Byzance meme et dont Nieetas Chöniates, son ennemi acharne,
est le responsable complaisant, passe d’autant plus aisement en Occident
comme la figure d’un monstre veritable, figure emblematique de la cruaute
byzantine a propos de laquelle s’accordent les traditions clericales et
aristocratiques pour composer une sorte de „portrait-robot“ du basileus
cruel10 qu’il est facile d’appliquer ensuite au peuple byzantin dans son
ensemble: a la cruaute imperiale, il repond par une cruaute encore plus
effroyable, et on sait qu’Andronic, detröne, mourut aveugle et taiUe en
concupivit“ (EUDES DE DEUIL, De Via Sancti Sepulchri a Ludovico VII Franeorum
rege inita, ed. H. Waquet, Documents relatifs a l’histoire des Croisades, Paris 1949, p.
65).
9 Sur l’aveuglement, un supplice a Ia verite depuis longtemps traditionnel a Byzance
et qui sera applique jusqu’au XVeme siede, mais dont la fonction est symboliquement
de priver la victime de cette relation privilegiee avec Dieu qu’est la lumiere en lui
enlevant toute possibilite de retour sur le tröne imperial, cf. 0. Lampsides, ‚ H ‚II’O<vi)
-rij{ -rvtjJ)ul.urEw{ 1ro.pO. Bv( o.vnvoi{, Athenes 1949.
10 „Ne demora mie graument apres qu’il prist pa.r nuit l’empereur, si il moudri et se
mere aussi. Quant il eut ehe fait, si prist II grandesmes pierres, si leur fist lier a.scous,
et puis si les fist geter en le mer. Apres si se fist coroner tot a force empereur. Qua.nt
il fut corones, si fait il prendre trestous chia.x que i1 seut que il en pesoit qu’il estoit
empereres, si leur fait il crever les iex et destruire et de ma.le mort morir, et prenoit
toutes les beles femmes que il trovoit, si gesoit e eles a forche, et prist l’empeerris sa.
femme qui estoit suers le roi de Franche, et fist tant de si grans desloiautes que onques
nus traitres ne nus mourdrissierres ta.nt n’en fist comme ils fist“ (Robert de CLARI,
La Prise de Constantinople, ed. Ch. Hopf, Chroniques Greco-Romanes inedites ou peu
connues, Paris 1873, p. 15).
153
pieces dans les supplices les plus atroces, en verite inspire par ses ennernis
aristocratiques .11
L a est l’origine d’une confusion savarnrnent entretenue a travers les
siecles, a tel point que les voyageurs latins a Constantinople, loin de rectifier
l’ancien prejuge a la lurniere de la realite, inflechissent leur vision vecue
jusqu ‚a la confondre avec ce prejuge: illustree par la vision d ‚Andronic supplicie
que nous retrouvons dans les rnanuscrits du Decamerone, Byzance
est definitiverneut vue cornrne un rnonde cruellernent dornine par des souverains
cruels et parfois cruellernent rnis a rnort par un peuple encore plus
cruel qu’eux.
Tant il est vrai qu’il fallait d’abord evoquer la legende noire que les
Latins ont tissee autour d’une Byzance essentiellerneut cruelle, rnais pour
en conclure, a notre sens, que nous ne devons pas la prendre en cornpte
quant a la validite des jugernents byzantins au sujet des autres. Certes si,
en suivant les sources latines, il etait possible de prouver que Byzance fut
essentiellerneut cruelle, tous ces jugements portes par Byzance sur tous les
autres peuples de son temps seraient frappes d’invalidite, et specialerneut
ceux qu’elle nous a laisses au sujet des Musulmans: comment donner un
prix au jugement de la cruaute au sujet de la cruaute? Et pourtant,
ce serait une entreprise assez vaine que d’interroger la litterature byzantine
pour savoir s’il a jarnais existe a Byzance une conception generale et
specifique de la cruaute qui aurait traverse dix siedes et dont les Byzantins
auraient use pour juger aussi bien de leur propre cruaute que de celle des
autres: comme ailleurs, l’homme byzantin du XVeme siede n’est pas celui
du Verne ou du Vleme, et les textes byzantins, qui donnent si peu la parole
au peuple, nous font courir le risque d’imposer a tous les Byzantins, ensemble
cornplexe de peuples rnulticulturels, une grille explicative elaboree par
les seuls representants d’une de leurs cultures, la culture grecque. Cependant,
merne en nous limitant au point de vue culturel grec, il ne nous
parait pas que l’histoire byzantine nous offre un eventail particulierement
11 „Si prenent il Andromes, si le ioient il si comme chis eut devise. Si comme il menoient
contre val le ville, si venoient chil a qui il avoit meffait, si le debrocoient et depicoient et
feroient, Ii un de coutiaus, Ii autre d’alesnes, Ii tiers d’espees, et disoient ‚Vous pendistes
men pere, et si geustes a me femme a forche‘; et les femmes qui filles avoit prises a forche,
le sacoient par les gernons et fisent Ii tant de Je pure honte, que quant il virrent al’autre
kief de le vile, n’avoit il mie de char seur Je cors de lui; et puis prisent !es os, si les
geterent en une longaingne; en tele maniere se vengierent il de ehe! traiteur … “ (Robert
de CLARI, op. cit. p. 21).
154
large de manifestations cruelles, si nous le comparant a ceux que nous
presentent, par exemple, la France et l’Angleterre du XIVeme siede ou la
Florence renaissante.
Prenons seulement les mots qui, usuellement, designent le concept
de cruaute, om6tes ou apanthropia, que nous voyons appliques aux comportements
attribues a Robert Guiscard ou au pape Gregoire VII: on peut
admettre qu’ils sont, en l’occurrence, employes par Anne Comnene tout
comme ceux de crudelitas ou d’inhumanitas viendraient sous la plume
d’un ecrivain „latin“ de la meme epoque; du reste, quand Psellos raconte
comment l’usurpateur Tornikios, arrive sous les murs de Constantinople,
interdit a ses soldats de massacrer les defenseurs de la ville12 , il nous donne
une excellente idee de la face negative de la cruaute, la honte naturelle, qui
consiste a s’abstenir de punir ou de tuer les hommes. La chose est si vraie
que l’empereur Constantin IX, constatant la magnanimite de Tornikios,
craint „les paroles humaines et douces“ de cet homme terrible que Dieu
laissera clone sans doute s’emparer du tröne, une digne recompense de son
manque de cruaute.13 Car Constantin connaissait bien quels risques fait
courir un comportement aussi indulgent, lui qui avait „une ä.me tres douce
et tres humaine qui ne savait pas garder aucune rancoeur contre ceux qui
avaient voulu dechainer leur rage contre lui“14 et qui, a peine monte sur
le tröne, „avait prete serment a Dieu, en formulant contre lui-meme les
imprecations les plus epouvantables au cas ou, a l’egard de tous ceux qui
auraient porte la main sur sa personne, il n’aurait pas choisi la ligne de
conduite clemente et favorable“ ;15 une promesse du reste identique a celle
de Constantin X Doukas quand, en 1057, il devient empereur.16
12 !JTf6iva 1ralHv f.ßoa, !’Tf6( 1rATfpOt)(T8a• ,P6vov crv-y-yev•�<ov, t<Ö.v el‘ Twa l'()o, TO
01<01/T<OV t1r•crdovTa lj T 66paTt ßa>.eiv i8i>.ovTa TOV o-yxov, E1r€tX€ Ti!v xeipa K.ai.
1J>.w8ipov TOV ,Pev-yovTa, PSELLOS, Chronographie, Constantin IX, CXIV, ed. E.
Renauld, Paris 1967, T. II, p. 24-25.
13 TovTO pe povov TWV a>.>.wv (JpaTTH 6nvw trpo Ep( CTTpac/Jti.. lcPTfCT€, ön TtJpavvdv
o 6uvoo; C.vi!p f.1r<ßa>.>.optvoo;, <P•>-avfJ/)W1rov o<PiTf“‚ �<ai. iwlpovo; c/Jwvao;. 1!1.i6ot><a -yap
l’i! ivTtv9tv Ti!v 9eiav iavT crvvt7r<cr7racrTfTa• 6vvajj<v ..• , PSELLOS, op. cit. CXV,
p. 25.
14 PSELLOS, op. cit. CLXVI, T. II, p. 53.
15 PSELLOS, op. cit. CXXIII, T. 11, p. 29.
16 .. Ort „‚(OVV avT TO CTTic/Joo; Tfl K.tc/Ja>.fl K.afJTfpjjO(lTO, K.afJWJjOAO“‚(TfCTl T 0< J’i!
npwpT,cra• crwpa nvoo;, TOvTo 6( J’lTa 7rpocr9t)K.Tfo; C.tro6<6WK.H … , PSELLOS, op. cit.
Constantin X, XIX, T. II, p. 147.
155
Etranges figures de souverains qui rejettent l’idee meme de cruaute
comme moyen de gouverner et malgre les conseils de leur entourage! Mais
si, pour etre clement, il faut d’abord faire des promesses „epouvantables“
a Dieu, cela ne veut-il pas dire que la cruaute n’est pas seulement une
modalite „normale“ du pouvoir: cela laisse encore penser qu’elle est une
modalite naturelle de l’homme lui-meme, Constantin IX nous en administrant
une autre preuve quand, juste apres avoir prete son serment solennel
et voyant les usurpateurs Tornikios et Maniakes vaincus sous les murs de
la capitale, il donne l’ordre de leur faire crever les yeux.U
En general, un Constantin IX ou un Constantin X ne cede pourtant
pas a sa cruaute naturelle: ce sont des hommes dotes de leur librearbitre,
une faculte que Dieu peut, en vertu de sa propre liberte, refuser
aux autres, comme c’est le cas pour Andronic Comntme, maudit
du Ciel depuis sa naissance et dont la montee sur le trone est annoncee
par une comete qu’on pouvait voir dans le ciel a l’epoque et qui predisait
les epouvantables catastrophes a venir et Andronic lui-meme, comete en
forme de serpent monstrueux „avec une enorme gueule ouverte qui, du
haut, avide de sang humain, semblait devoir devorer ceux qui etaient en
bas“ .18 Image premonitoire d’un souverain que le meme Nieetas compare
a „un ma.itre cruel qui fouette sans arret les enfants“ et que l’habitant
de Constantinople, de jour comme de nuit, craint de voir surgir „pour
l’egorger sans pitie et sans remede“ .19 Cet homme qui se croyait plus fort
que Dieu, mais qui etait en verite un veritable fleau de Dieu envoye pour
chatier le peuple (mais en verite les oppresseurs du peuple, ceux-la meme
qui feront mourir Andronic), avait, si nous en croyons Nicetas, une devise
qui exclut toute possibilite de repentance et de pardon: „les empereurs ont
le droit de tout punir et le pouvoir d’outrepasser tout peche“ , autant dire
que, cruaute incarnee, naturellement inflexible ( akampes) et dure ( ameiliktos),
il etait en fait l’instrument du destin, cette tuchi que les Byzantins
17 O..X.X‘ E1<EL6Tj 1rpoc; Tot<; TEi“)(ECTLV oJToL i-yivovTo, Ev8vc; iv J’VTJJ’ll Twv 1rap‘ avToL<;
TOAJJ1j8EVTWV „(EVOJJEVO<;, OVIt {TL „(VW<TLJjQ“)(TJ<Ta. ov6e TOV<; AO-yLCTJJOV<; ltQTQ<T“)(WV, a,PaiPE<T
LV Ev8vc; avToL<; Twv OJJJJ<iTwv ttaTa,P“,Pi(E-ra•, PSELLOS, op. cit. CXXIII, p. 29.
18 NICETAS CHONIATES, Histoire, Alexis Comnime fils de Manuel, ed. J. V an Dieten,
Berlin 1975, p. 251: KaT‘ EltEiva<; 6e Tel<<; J>ipa<; ttai ltOJ>tiT’1<; i,PO.v“ I<QT1 ovpavbv
inroUf1J’O:ivwv ..,.Q f.<rOJ’EVO: „)(EipurTa Kai a:VTbv cl:TexvW 6tax.o:p6:TTWV ‚Av6p6vutov …
&>..Xo-rE Eie; x.auJ>a avoL-yoJJEVfl CTTOJ>a-ro<; ,Poßov ivE1roiu TOL<; BEwJ>ivoL<; oiovll. �taTax.auI<Oti<Ta
i{ v,Pov<; TWV I<QTW8Ev I<Qt b.v6pojjiov -yAL)(OjjlVfl al/JaTO<; . . . .
19 Id. op. cit. p. 294-295.
156
invoquent si souvent et qui assigne a celui qui aspire a la succession du
monstre, lsaac Ange, un role qu’il ne peut refuser, celui de vengeur sacrosaint
qui devra sacrifier le tyran avide de sang, en allant jusqu’a gouter sa
chair, meme sur le seul mode symbolique, pour conjurer une cruaute aussi
denaturee que l’etait celle du Cyclope; certes, meme Nieetas plaint le sort
du souverain dechu lorsque, a demi mort apres son long supplice, il porte
a sa bouche son bras coupe: condamne a la cruaute depuis sa naissance, il
est innocent comme l’etait Oreste ou Electre mais, en le voyant, les gens
croient que, tel un vampire, il pourrait encore se regenerer en buvant son
propre sang encore chaud.20
Quoi qu’il en soit, feinte ou reelle, la notion de cruaute innee fait
bien partie du repertoire mental byzantin, et eile n’est pas specifiquement
utilisee au sujet d’etrangers comme le sont les Latins; qui n’aura, du reste,
note la coincidence absolue entre les faits et les jugements que fournit le
texte de Nieetas et ceux que nous avons deja trouves dans celui de Clari,
son contemporain latin? Comme il est peu vraisemblable que Clari ait
lu Nicetas, cela veut dire que l’un et l’autre, presents a Constantinople
en 1204, sont un double miroir de l’opinion commune des habitants de la
capitale et que nous avons peut-etre decouvert ici un critere commun de
la cruaute, celui de la malediction innee.
Ajoutons que, a Byzance, les gens savent bien que la cruaute peut etre
d’origine nevrotique, et clone imprevisible. La nevrose peut apparaitre
comme seulement obsessionnelle, comme celle de l’empereur Constantin
VIII qui, parce qu’il vit dans la terreur constante de se voir detroner, fait
systematiquement crever les yeux a tous ceux qu’il suspecte de vouloir
le faire, „se preoccupant non pas de distribuer des peines proportionnees
aux delits, mais de trouver un moyen de se delivrer de ses soupons“;
pourtant, en verite, il s’agit bien d’une deviation caracterielle pathologique,
dans le cas d’un homme qui passe, sans transition, de la cruaute la plus
feroce a un repentir apparemment sincere qui fait fondre toute sa cour en
}armes, comme le fait aussi un autre empereur, Michel V, un lache qui,
de temps en temps, se laisse entrainer dans de terribles acces de colere,
20 Id. op. cit. Andronic ComnEme, p. 291 et 343: ijc5n -,O.p -rov t<p<wßopov ‚Avc5povLt<ov
Wc; ßoVv aVTOv iEpEVuovTa fj JciAAov KO:i W11Wv TWv aÜToÜ crap�tiwv Ö:1rO“‚(Evu6J.lEvov
1<01-r&. Kv�<>.w?r“‚i et p. 351: Tiw .s,e.o.v x<iP“‚ p<-r‘ oc5vv11 i�<-rdv“‚ 1<01i ?r<P•“‚-r“‚-r“JV
ov-rw .,. a-ropO!-rt, i.ia-r< 1<01i -rot 1ro>.>.ot lc5oe<v i�tpu(&v -rov E“- -rO!v1″fl l-r• 8<ppov
C:nrocr-r6(ov-ro O!L/.<0!-ro 6t0. -ro v<apov -rlj -roplj.
157
specialerneut contre sa. propre fa.mille qu’il fa.it mutiler presque toute entiere
en l’Pspa.ce d’une annee.21 Cruaute heredita.ire? On pourra.it le croire en
lisant le portrait que trace Psellos de l’imperatrice Zoe, fille de ce meme
Constantin VIII, cette femme certes avide de pouvoir22 , mais reellement
genereuse jusqu’a la prodigalite, qui invite la maitresse de l’empereur,
Maria Sklerena, a vivre au pala.is en lui promettaut de ne rien tenter contre
sa vie23
‚
mais dont, „semblable a la mer“
‚
la main peut donner ou la vie ou
la mort au rythme de ses sautes d’humeur24 , en un mot une veritable caracterielle
ou, plutöt, une authentique maniaco-depressive, „tantöt douce
et fa.ible, tantöt trop dure et rigide, passant de l’un a l’autre aspect de
son caractere en moins qu’il ne faut pour le dire et sans aucune raison“ 25,
et qui peut faire crever les yeux, pour la seule raison qu’elle savait que
c’etait le supplice favori de son pere, precisement a l’homme qu’elle vient
de couvrir d’or et simplement parce que le courtisan n’a pas compris que
la souveraine est toujours „sur le fil du rasoir“ et que, sans s’en rendre
compte, il a commis un acte qu’elle juge impardonnable sur le moment.
Quelles que soient ses origines (mais il est clair que, en ce temps, elles
sont presque toujours attribuees a la divinite), cette cruaute nevrotique
est a.ussi celle des monstres qui, instruments du ciel, ne sont donc pas sans
cesse monstrueux: grä.ce a la subtilite de l’analyse psychologique dont
les Byzantins sont souvent capables, un Nieetas Chöniates, si hostile a
Andronic ComnEme, devra confesser que l’ä.me de l’empereur avait, comme
celle de Zoe, „deux cötes“ , comme si elle eilt partagee en deux par une
lame, en sorte qu’on n’a.urait pas dire si cet homme „extremement agite“
21 PSELLOS, op. cit. Michel V, IX, T. I, p. 91 et XLI, p. 111.
22 PSELLOS, op. cit. Constantin VIII, II, T. I, p. 26.
23 Sur l’habilete politique de Zoe, cf. Ma.ria Dora Spada.ro, Michaelis Pselli In Mariam
Sclerenam, Testo critico, introduzione e commentario, Catania 1984, p. 23-28.
24 C’est sans aucun doute Zoe qui invite Maria Sklerena a venir vivre au palais; cf.
PSELLOS, op. cit. Constantin IX, LVIII-LIX, confirme par SKILYTZES, ed. Thurn,
p. 434; et il semble bienque l’imperatrice n’ait en rien contribue a la mort (vers 1044?)
de la favorite; M.D. Spada.ro, op. cit. p. 40-43.
25 PSELLOS, op.cit. Zoe et Theodora, IV, T. I, p. 119: Kal J.’E“ Zwr, bnppe-rrT, ,fv
1rp0 \; n �<.al ßov>.’11Jfi.1’J, 1<.al .,…,“ XEipa 1rpo &I'<Pw ’T’OiJ’a<T’T’o �<.a’T’a .,.;, (uov ö€v’T’a1″a,
8Qvo.Tov </>TJIJ’i ltOi (r..Jl/1 Kai (tl.JK.EI. J�;.QTQ TOÜTO -rb j.lipot; ltiJJ.’O.Ut 8o.Ao.rriOL( �to:l (uratwpOV<T
L ‚T’T,ll IICiVII Kai aJIJL ßa1r’T’i(,ov<TL … ,
158
(poluplanestatos) avait toujours ete inhumain: une assez bonne definition
de la schizophrenie.26
Pourtant, la cruaute ne depend pas seulement de la malediction divine
qui fait naitre cruel ni d’une maladie caracterielle qui la rend inevitable:
il existe aussi une autre modalite de la tuchi que nous pourrions nommer
la „brutalite des choses et des circonstances“ et qui, d’un caractere
originellement tout autre, peut faire sortir un personnage nouveau, plus
dur et prompt a la brutalite la plus extreme. De cette „cruaute existentielle“
, le grand empereur Basile II est, nous semble-t-il, l’exemple le
plus accompli. Basile, nous dit Psellos, fut un homme dont, de l’avis de
tous ceux qui l’ont connu, le caractere etait „melancolique“ ( struphn6s)
et „irascible“ ( dusorgos), en un mot „hors du normal“ ( to ethos apezesmenos),
alors que, a l’origine, il etait pourtant un jeune souverain aimable
et doux. 27 Ce sont les rebellions de Bardas Phökas et de Bardas Skieros
qui, en transformant ses premieres annees de regne en une guerre civile
inexorable, ont aussi transforme le jeune homme plein de generosite en
un personnage dur, orgueilleux et souponneux; l’empoisonnement de son
rival Phökas, dont il semble bien avoir ete l’auteur, ou du moins le responsable,
semble bien avoir ete le coup de foudre apres lequel serait ne
un nouvel empereur, plein de remords mais endurci contre ce monde qui
l’avait, au sens litteral du mot, remodele au contact de la „brutalite des
choses“ .28 Et c’est precisement parce qu’ils peroivent l’existence de cette
cruaute essentielle des choses que Psellos et Nicetas, qui avaient jusque-la
nourri une haine irremissible contre Michel V et Andronic Comnene, se
laissent aller a pleurer sur leur miserable tucke: c’est pour decrire la fin
26 NICETAS CHONIATES, op. cit. p. 253: ö8v ‚““‚ Tfl Twv >.x8ivrwv krr>.on w<;
ofcr ch1raAT eicf>n Tpw8d<; riw t/>vx.i’Jv, et p. 353: 11″0AtJ1rACtVE<TTCtTO<; av8{>W1rwv • . • ov
-yap ?rQVTfl Ot1rf1V8pW?r<<TTO, a>.>.a ltetTQ Ta 6upvfl QVCt11″ ACtTTOIJWCt IJOPtPWIJCtTCt 8f)ptw6icr<;
ptTix.wv �tcri ßpoTEi d’6u i�til<cruTo, cf. aussi PSELLOS, op. cit. Constantin IX, CL VII,
T. ll, p. 48-9.
27 Tot<; pi:v oJv :rro>.>.ot<; öuo• Twv 1<.cr8′ l]pO.<; u8icrvTet< TOV ßcrut>.icr Bcrui>.uov,
uTpvifwo<; oJTo<; 6o1<.d �tcri TO ,f8o<; a?r(E<TIJEVO<;, 6vuop-,o<; TE �tcri ov Tet‘)(v IJETcrßO.>.>.wv,
pr)Tp<O<; T TTJV 6iet<TCtV I<.QL TO aßpov EI< 11″CtVTO<; EI<.TpE7rOjJEVO( • • • , PSELLOS, op. cit.
Basile ll, IV, T. I, p. 4.
28 ‚EvTEv8Ev i’rtpo( bcv8‘ iTipov o ßcrut>.Ev<; -yivtTcr<, �tcri ov jJ&>.>.ov crvTov TO „‚fE“‚fOVO<;
tv<f>pcrvEv, ij \] Twv 1rpet-y1J6.Twv 6«voTf1( vicrutv. ‚ ·y,..o,..To<; oJv d., 1r6.vTcr<; ..i1rTO �tcri
troßcrpo( TTJV o<f>piw, Ta<; TE <f>pivcr( V1!“01<.et8r)jJEVO<; I<.QL TOt<; OcjJCtpTOtVOtJtT< 6vtrop-,o<; I<.CtL
ßcrpv1Jf1″•’· PSELLOS, ibid. XVIII, T. I, p. 11.
159
d’un homme qui n’a pas eu la courage de se rebeller contre la „force des
chose:;“29 que Psellos trouve sans doute les accents les plus pathetiques de
toute la litterature byzantine.
A vrai dire, ce n’est pas par hasard que l’on voit la tuchereparaitre aux
origines de la cruaute de l’homme ou des choses: il existe, a Byzance, un
reel fatalisme, tres peu chretien, qui temoigne de remanences philosophiques
anciennes, non seulement chez un auteur platonisant comme Psellos,
mais aussi chez Anne Comnene ou chez Nicetas, dont la foi chretienne est
peu discutable. Mais en fait, que la nature ou l’evenement cruel soient
attribues a la „roue de la Fortune“ ou a la volonte inexplicable de Dieu,
on peut deduire des quelques exemples deja donnes que les Byzantins ont,
quand ils les affrontent, des reactions tout a fait semblables a celles que
l’on releverait dans n’importe quel autre environnement culturel: terreur
et malediction, mais aussi pitie et examen de conscience personnel. En
outre, la reaction au fait cruel peut etre variee, en sorte qu’il est tres risque
de croire qu’il existe une reaction typique du Byzantin qui, si nous nous
laissons entrainer par la legende noire latine, aurait considere la cruaute
comme un fait habituel et, donc, sans importance. Certes, un auteur
comme Nicephore Bryennios, quand il parle de l’aveuglement de Romain IV
Diogene, ecrit froidement que les conseillers de Michel VII commanderent
de lui faire crever les yeux et que „ceux qui reurent sa lettre aveuglerent
Diogene et l’enfermerent dans un monastere“30, mais il suffit de lire la relation
que Michel Attaleiates fait du meme crime, pleine d’horribles details
sur cet episode affreux, pour comprendre que, tandis que Bryennios a
epouse la cause de la neutralite, Attaleiates ressent vivement l’horreur de
ce crime et eherehe a la faire partager pa.r son lecteur. Ce qui revient a dire
qu’il faut toujours tenir grand compte de la personnalite de l’a.uteur, mais
a.ussi de ses prejuges personnels, politiques ou sociaux; par exemple, la
position appa.remment neutre de Bryennios au sujet des traitements cruels
infliges a Diog(me n’est pas specifique de ce seul episode: quand il rapporte
l’aveuglement de son .pa.rent, Nicephore le Vieux, vaincu par Alexis
29 PSELLOS, op. cit. Theodora, XLV, T. I, p. 113. ivavnw9T,u<u9cu -rfl -roiJ t<aLpoiJ
tf>op{t.. Il avait d’ailleurs ecrit, un peu plus ha.ut: Elra liil <7VAA<€aJlEVO<; -rf7v t/JuxrJV,
E1r’lpau6tJl’IV -ri)<; 1JJJ<Tipa<; (wfJ<;, li•‘ ljv d’w9< <J“vJJßaiv<LV -ra t<aLva -raiJ-ra t<al. ä-ro1ra
. . . , Id., Michel V, XL, T. I, p. 110.
30 NICEPHORI BRYENNII Historiarum Libri Quattuor, ed. P. Gautier, Bruxelles
1975, p. 139-141.
160
Comnlme, il passe encore au plus vite sur les details, disant seulement que
le ministre de Botaneiates, Borila, „s’empara de Bryennios et le conduisit
dans un lieu nomme Philopation ou il l’aveugla“ , se contentant d’ajouter
que ce crime priva la Romania d’un de ses plus brillants representants, une
maniere politique de complaire a Alexis, son beau-pere, sans critiquer trop
la rt!bellion de SOll parent, qui etait du reste lui-meme uni a Alexis par les
liens du sang.31 Cependant il est normal qu’Attaleiates, de son cote, partisan
decide de Botaneiates et ennemi acharne des Comnenes, insiste sur
l’aveuglement de Diogene, premier exemple, en son temps, de ces episodes
de rebellions et de Violences auxquels Alexis mit fin en 1081. En matiere
de passion politique, qui nous mene, encore aujourd’hui, a ne voir que la
cruaute de l’adversaire en occultant celle du parti ou du peuple auxquels
vont nos sympathies, les· Byzantins ne font donc nullement exception, et on
ne doit pas l’oublier quand on eherehe a determiner, chez eux, une illusoire
conception „absolue“ de la cruaute, clont ils illustrent bien la valeur toute
relative.
Considerations banales? Elles ne le seront pas si, a partir de ces
donnees, nous pouvons maintenant admettre que les Byzantins usent,
quand ils jugent tel ou tel objet comme cruel, usent de criteres a peu pres
semblables a ceux de leurs contemporains etrangers. Face a l’Occident
chretien et a propos de faits OU d’attitudes que les SOUrces latines denonceraient
indiscutablement comme cruels, on peut en effet verifier qu ‚auteurs
byzantins et latins emploient les memes techniques narratives et en attendent
a l’evidence les memes reactions de la part de leur lecteur, faire naitre,
puis croitre des attitudes conventionnelles qui, a Byzance, engendrent, entre
autres, ce qu’on pourrait nommer la legende noire latine.
ll serait trop facile de rappeler comment, au moins depuis la premiere
croisade, Oll per<;oit a Byzance une vision fantasmatique d’un Occident
fait de cruaute, bien illustree, dans 1‘ Alexiade, par la figure epouvantables
de Robert Guiscard, ce bandit de grands ehernins qui „vivait en Longobardie
au sommet des montagnes, dans les cavernes et sur les collines,
a la tete d’une bande de voleurs qui attaquait les voyageurs“
‚
bref un
homme qui „a fait ses premiers pas en versant le sang et en commettant
31 MICHEL ATTALEIATES, Histoire, ed. Bekker, Bonn 1853, p. 178. Tov 5i Bpvivv•ov
o Bopi>.a( wapa>.aßwv �tai. wpo( ro .>.owar•ov >.er6JJEvov aJJa-ya-ywv i�trv</>>.oi, ö.v5pa
cTTEpljcTO<( Tft ‚PwJJO<LWV b.pxfl �tai. 1rO>.,TEipc oiov ovnva ö.>.>.ov EI<EI<T’ITO ö.vw TOV TOVTl“
V’lfEP'<TXV<TOVTO(, BRYENNIOS, ed. cit. IV, 17, p. 283.
161
nombre d’assassinats“ et qui, devenu maitre de l’Italie meridionale, enröle
les h’Jmmes, vieux comme adolescents, avec une telle cruaute qu’Anne
ComnEme peut ecrire qu’il etait frappe „de la demence d’Herode et meme
encore plus que de la demence d’Herode“32, un homme qui trafit son bienfaiteur,
Guillaume Mascabelle, a qui il fait arracher les dents pour lui faire
avouer l’endroit ou il a cache son tresor, avant de lui faire en outre crever
les yeux, un supplice, nous l’avons dit, traditionnel a Byzance, que
la princesse commente pourtant en soulignant qu’il „n’y a rien de plus
penible que de raconter la cruaute de Robert“ . 33 Mais, pour le lecteur occidental,
plus frappant est encore le portrait du pape Gregoire VII qui, lui
aussi frappe de „manie“, aurait, si on devait en croire une absurde legende,
fait emasculer „d’une maniere inhumaine“ et „barbare“ les ambassadeurs
de l’empereur Henri IV34, une attitude empreinte de prejuge qui, a partir
du moment ou l’on admet la validite relative des jugements latins, permet
d’ecarter l’objection traditionneUe selon laquelle les Byzantins, eux-memes
essentiellement cruels, auraient ete particulierement indulgents envers les
peuples ou les cultures pour lesquels nous sommes en general extremement
severes, ce qui vaut evidemment par excellence pour les civilisations musulmanes.
En l’absence de sources directes (rappelons que l’historiographie byzantine
est interrompue entre Vlleme et IXeme siede), nous ne savons
rien de la vision proprement grecque des Musulmans a l’epoque de leurs
grandes conquetes, mais comment ne pas penser, compte tenu de la mentalite
du temps, les Byzantins n’aient pas eu une reaction proehe de celle
des Armeniens, des Syriens et des Coptes qui n’interpretent jamais la
32 ‚Eet>.9wv Tl}<; 1r0.Tpt6o<; 1rEpl TO<; at<po>.otJ>io.<; I<O.L TQ 6wTp0. t<O.L TQ Ö1r1) Ti)<; Aa“‚(„‚fLßo.p-
6io.<; 6ujTpLßE XELpo<; >.1)trTpLt<l}<; I<O.Tapxwv I<QL TOi<; o6iTO.L\ E1rLTL9tJ.IEVO<; … K O.L TQ
1rpooiJ.1La TOV ßiov TOVTl“ aiJ.IaTWV riuo.v Et<XV<rH<; t<al b:v6potJ>oviaL 1ro>.>.o.l, ANNE
COMNENE, Alessiade, I, X, 4, ed. Leib, Paris 1967, p. 38. TavTa J.&f:v avnt<pv<;,
t<a8a1rep el1rov, J.&avio.<; ,juo.v ‚HJ>W6ov Ii t<al 1r>.iov ‚HJ>W6ov … , ANNE COMNENE,
op. cit. I, XIV, 2, p. 52.
33 OvHv 6( xeipov I<O.L Tf)V WJ.IOT1)TO. TOV • Powrrr/pTOV 6unr/cro.cr9aL, ANNE COMNENE,
op. cit. I, XI, 8, p. 42.
34 ToVTWV o.Jv QI<OVUO.<; 0 ,..a. … o.<; .,..;w >.o“‚(WV I<O.TOr TWV 1rpicrßewv ev8iJ<; EJ.IEJ.IrlVH ltO.L
alt<L<raJ.IEVO<; 1rpOTEpov a1ro.v8J>W1rw<;, EiTa t<al t<Eipo.<; TCr\ t<Et/>a>.O.<; t<al E1rLt<€ipo.<; TOV\
1f.;,“‚(WVa<;, TCr\ J.I(V t/Ja>.icrL, evpfl 6f: TOV<; ..-.;,-ywvo.<;, I<O.L a>.>.o TL wpocreeEP“‚fO.UOtJ.IEVO<;
QT01r … TO.TOV I<O.L ßo.pßapLt<r/v vßpLV V1tEpE>.avvov at/>ijt<EV, ANNE COMNENE, op. cit.
I, XIII, 5, p. 48.
162
conquete arabe comme une guerre de religion et voient dans les Musulmans
un ennemi „classique“, semblable aux Perses qui avaient ruine peu
avant leurs territoires, un ennemi donc qui, comme n’importe quel autre,
tue cruellement les peuples vaincus? Unique aspect religieux, l’examen de
conscience du vaincu, qui voit dans les Arabes, encore une fois comme il
le faisait auparavant pour les Perses, un „fieau de Dieu“ suscite par ses
propres peches?35
Certes, au VIIeme siede, quand est passee la conquete proprement
dite, les Grecs orthodoxes n’ont jamais ete soumis a une domination permanente
des Arabo-Musulmans, en sorte qu’on peut justement douter
qu’ils aient eu une conscience de leur culpabilite aussi claire que celle
dont temoignent l’Armenien Sebeos quand il ecrit : „Nous l’avons bien
merite, parce que nous avons peche contre le Seigneur et courrouce le
Saint d’Israel“36 . Mais, pour les autres chretiens d’Orient, les Grecs sont
precisement la cause de la colere divine puisque, vus de Syrie, d’Egypte et
d’Armenie, ce sont des heretiques et des persecuteurs des vrais chretiens,
les Monophysites: le meme historien rapporte comment le khalife Mu’awiyya,
une fois lancee l’invite a la conversion qui precede toute attaque
musulmane, n’a nullement l’intention de pratiquer une conversion par la
force: il ne veut que „faire la guerre a !’Empire des Grecs pour conquerir
Constantinople et faire disparaitre son empire“ , ajoutant que, si Constantin
IV accepte de dissoudre son armee et de payer tribut, il lui donnera
des troupes et une partie de l’or recueilli dans les pays vaincus.37
Certes, la guerre contre les Musulmans est cruelle, mais comme le sont
toutes les guerres, et sans qu’on peroive jamais, sous des formules comme
„les Musulmans massacrerent tous ceux qu’ils rencontrerent“ ou „les rencontres
etaient extremement sauvages et sanglantes“ un quelconque degre
superieur de cruaute qui distinguerait les Musulmans d’autres ennemis
plus „classiques“38, en sorte qu’on peut aisement comprendre comment
„compte tenu de la faiblesse des Romains et de l’hostilite des habitants
contre l’empereur Heraclius“ , un pays comme l’Egypte n’ait pas ressenti sa
soumission aux Musulmans comme une chute dans le monde de l’horreur:
35 Sur les reactions orientales face aux conquetes musulmanes, cf. A. Ducellier, Le
Miroir, op. cit. part. p. 23-27.
36 SEBEOS, Histoire d’Heraclius, trad. F. Macler, Paris 1905, p. 132.
37 SEBEOS, op. cit. p. 139-140, A. Ducellier, op. cit. p. 27-29.
38 A. Ducellier, op. cit. p. 40-41.
163
seulement un passage, dont nul ne peut fixer le terme, sous la loi, certes
tres dure, d’un envoye de Dieu.39
TI faut en fait attendre le VIIlerne siede, donc un siede apres la
conquete musulmane et lorsque les vaincus ont acquis une conscience minimale
de la doctrine islamique, pour trouver enfin dans les textes la vision
apocalyptique bien connue de notre tradition occidentale: pour le
chroniqueur armenien Lewond, „les fils d ‚lsmael“ sont desormais „des
scelerats, des fils du crime . . . qui commettent toutes sortes d’iniquites,
violent les femmes et, en torturant les gens, leur extorquent d’enormes
quantites d’argent“ , cette derniere notation etant peut-etre la vraie raison
pour laquelle l’historien se decha.lne si vehementerneut contre les Musulmans.
40 Mais, comment passer des „fils du crime“ aux „fils du Diable“?
Le pas est franchi par le meme Lewond qui, un peu plus loin, parle du
khalife ‚Abd al-Malik qui „suscite par Satan, commanda a son armee
d’envahir a nouveau l’Armenie, en chargeant Muhammad, le sanguinaire
et le demoniaque“, en sorte que „le pays fut soumis a tant de douleurs et
a tant de perils que les survivants en envierent le sort des morts“ .41
En Armenie est donc nee la „legende noire“ des Musulmans qui,
comme le khalife Yazid II, sont „cruels de caractere et guides par le fanatisme“
, au point de faire la guerre non seulement aux Chretiens mais
aussi aux „porcs, herbivores impurs dont il fit faire un grand massacre dans
tous ses territoires“ . Cette cruaute des Musulmans, parce qu’elle vient
du diable, leur pere, est une tache irremissible, qui fait qu’un chretien
ne saurait pardonner a un musulman: „ll est vrai“, repond un prince
armenien a un general musulman vaincu, „que Notre Seigneur nous enseigne
la misericorde, mais seulement envers les gens misericordieux, tandis
que vous-autres, qui etes d’une race sans pitie, vous ne meritez pas la
pitie et, de la pitie, vous n’en recevrez jamais de notre part“. Et le meme
prince, apres avoir neanmoins promis au musulman de l’epargner, de le
faire precipiter sans scrupule „vivant tout au fond de la mer“ .42
39 JEAN DE NIKIOUS, Chronique, ed. G. Zotenberg, Notices et Extraits des Manuscrits
de la Bibliotheque Nationale, XXIV, 1883, p. 442.
40 GHEWOND (LEWOND), Histoire des Invasions arabes en Armenie, trad. H. Chahnazarian,
Paris 1856, p. 8 et 17.
41 Id. op. cit. p. 19; A. Ducellier, op. cit. p. 6o-61.
42 GHEWOND, op. cit. p. 26; A. Ducellier, op. cit. p. 64. La „mer“ designe ici le lac
de Van.
164
Ne nous y trompons pourtant pas: nous sommes dans le cadre d’une
Iitterature apologetique et fanatique, qui veut donner des Musulmans une
vision qui n’est point, a coup sfu, partagee par tous; Lewond lui-meme est
parfois oblige d’admettre qu’il existe de bons musulmans, comme l’est le
propre frere de ‚Abd al-Malik, ‚Abd al-‚Aziz, un prince genereux, reconstructeur
de l‘ Armenie et protecteur de son peuple. Quant au terrible gouverneur
Muhammad, dont le meme auteur a dit qu’il etait „demoniaque“ ,
il peut aussi etre touche par une lettre du patriarche Isaac, et a tel point
que, envoye une seconde fois en Armenie, „il n’y donna pas la moindre
preuve d’hostilite“. A la verite, c’est toujours le meme historien qui le
confesse, les Musulmans sont, eux aussi, des hommes, et on peut· meme
trouver des hommes bien plus cruels qu’ils ne le sont, particulierement
parmi CeS nobles armeniens qui, SOUS pretexte de Se revo}ter contre les
Arabes, se font en realite les oppresseurs de leur propre peuple qui, finalement,
doit souvent recourir a l’aide du khalife, seul capable de retablir la
paix en Armenie. 43
Si nous avons privilegie les textes armeniens, c’est que, parmi toutes
les traditions orientales, ils sont sans doute les premiers a porter la cruaute
musulmane au niveau d’un stereotype: si, comme nous l’avons vu, ce
stereotype n’opere pas toujours, meme en Armenie, on peut donc imaginer
a quel point, en Egypte et en Syrie, regions reellement opprimees
par les Grecs et liberees par les Musulmans, sa portee sera encore plus
limitee. Comment, par exemple, pretendre que la domination arabe ait
ete extremement cruelle quand un Jean Damascene ou un Theodore Abu
Qiirra, son eleve, peuvent ecrire et diffuser des dialogues et des traites
theologiques dans lesquels la foi musulmane est constamment defiee ?44 Et
pourtant, c’est en Syrie, au VIIlerne siede, qu’intervient un fait nouveau:
parmi les arguments des apologetistes orthodoxes syriens apparait et se
developpe alors l’idee que, face a une foi chretienne essentiellement pacifique,
l’islam est, par definition, une religion dont le precepte premier est de
se baigner dans le sang de l’ennemi chretien. Deja vers la moitie du siede,
le Damascene a trouve la formule qui, ensuite stereotypee, sera desormais
appliquee aux Musulmans en general, lorsqu’il parle du „chien d’Ismael,
43 Sur ces episodes et pour une analyse sommaire des nuances du texte de Lewond, cf.
A. Ducellier, op. cit. p. 64-67.
44 Sur !es chretientes egyptiennes et syro-mesopotamiennes, cf. A. Ducellier, op. cit. p.
71-104.
165
d’origine barbare et passionne par l’hom.icide“. Plus tard, „le pseudoprophete
insense des Agarimes, Möamath“, ecrit Abu Qurra, „a dit, excite
par le Diable: Dieu m’a envoye pour verser le sang de ceux qui disent
que la Divinite possede naturellement trois hypostases“ .45 Interpretation
evidemment erronee de la notion de giha.d, cet argument passe tres vite
dans la litterature hagiographique ou, par exemple, nous le trouvons, dans
la seconde moitie du meme siede, dans la Vie de Michel le Sabaie ou, face
au khalife ‚Abd al-Malik, un moine oppose la predication de Muhammad,
cense avoir massacre ceux qui refusaient sa parole, a celle de Paul, menee
„sans glaives ni tresors“ .46
Entre-temps, les Grecs faisaient la guerre aux Musulmans, une guerre
au sujet de laquelle les sources grecques se font extremement discretes,
d’abord parce que, exception faite des episodes aigus des annees 674-677
et 711-718, leur pain quotidien en est la razzia qui, jusqu’a la moitie du
VIIlerne siede, devaste l’Anatolie, mais surtout parce que, si les Arabes
sont enfin repousses jusqu’au Taurus, c’est grä.ce aux efforts de la dynastie
iconodaste, des „heretiques“ dont les chroniqueurs, quand ils reprennent la
plume au siede suivant, preferent passer les merites SOUS silence. Certes,
les relations entre Byzance et les chretiens orthodoxes d’Orient ne sont
jamais vraiment interrompues, et l’hagiographie syrienne nourrit en effet
souvent le texte des chroniqueurs monastiques du IXeme siede, desormais
porte-paroles du prejuge, maintenant bien ancre dans la tradition, d’une
cruaute naturelle des Musulmans: Theophane, en passant, accuse le khalife
Mansur d’avoir „ordonne que les Chretiens et les Juifs fussent marques aux
mains“, puis, a propos de la guerre civile entre al-Amin et son frere alMa’mun,
de 810 a 812, il ecrit: „Innombrables, les Chretiens de Palestine,
moines et la1cs, et aussi ceux de la Syrie, passerent en Chypre pour fuir
l’insondable perversite des Arabes, du fait qu’une anarchie generale regnait
sur la Syrie, l’Egypte, l’Afrique et tout !’Empire (des Musulmans), en sorte
que les hom.icides … et toutes les actions qui sont odeieuses a Dieu etaient
45 JEAN DAMASCENE, Homelie sur I’Annonciation, P. G., XCXVI, col. 657: o
ßcrpßcrpo-yo.rtj<; -rE �tcrl t/><AOJ’6.1tE>..>..o<; �<vwv ‚l<TJJcrfJ>… THEODORE ABU QURRA, Dialogue
XX, P. G., XCVII, col. 1545.
46 P. Peeters, La Passion de Saint Michel le Sabaite, Analeeta Bollandiana, XLVIII,
1930, part. p. 71-72; A. Ducellier, op. cit. p. 129-130.
166
alors commis, dans les campagnes comme dans les villes, par leur peuple
deteste de Dieu … “ .47
Fixer l’origine de telles notations, qui sont ensuite repetees sans cesse
par les autres chroniqueurs, est relativement aise: elles viennent des annales
monastiques dont la preoccupation premiere est de mettre en relief
le sort particulierement cruel des couvents orientaux soumis a la manie
et a la rage des Musulmans: nombre de formules stereotypees comme
„l’insondable perversite des Arabes“, „le peuple hai de Dieu des Ismaelites“
et bien d’autres, se repeteront desormais, avec la fonction de veritables
epithetes homeriques, chaque fois que sera prononce le nom meme des
divers peuples musulmans.
Etudier serieusement les donnees hagiographiques, un travail encore
entierement a faire, est evidemment exclu ici: il suffira de donner la liste
des expressions de ce genre teile qu’elle ressort d’un de ces textes, la Vie
de Lazare le Ga/isiote, une hagiographie du Xleme siede. Quand l’auteur
y raconte les persecutions attribuees aux khalifes fatimides al-Hakim et al‘
Aziz, au reste mal distingues l’un de l’autre, l’auteur parle des Musulmans
comme des „impurs et tres pervers Agarimes“ , al-‚Aziz lui-meme etant
naturellement impie et criminel, puisqu’il commande rageusement a „un
de ceux que nous pouvons nomer ses chiens, dont la force physique et la
perversite surpassaient celles de tous les autres“, de faire jeter a terre la
coupole de l’eglise de la Resurrection a Jerusalem.48 Et c’est aussi bien
dans la Calabre du Xeme siede que dans 1‘ Anatolie du Xleme que nous
retrouvons „les Agarenes sans Dieu … qui n’avaient l’intention ni de faire
grace aux moines ni de les epargner“, puis „l’epee, le glaive, l’arc, les fleches
baignees de sang et le feu ardent que repandent „la main des Perses, la
ferocite des Turcs qui ont detruit et sauvagerneut mis a sac tout !’Orient“ .49
Comment donc s’etonner que, dans ce type de litterature, prosperent tant
47 THEOPHANE LE CONFESSEUR, Chronique, P. G., CVIII, col. 901 et 1001.
48 VIE DE SAINT LAZARE LE GALESIOTE, Acta Sanctorum, Novembre, III, col.
515. VIE D’ANDRE SALOS, P. G., CXI, col. 856: Kai. J’eTCr. Te>VTe> 6waa To 1rp6aw1rov
aV-roV €1ri ‚AvaToAO:c; Kiai -ra1t’Et.vWaet. -roVc; vi.oV.; ‚A..,.&p. ‚0{Y’Yta8f}a€TO.L ;O.p 0 KVp1.ot;
6ter Tijv ß>.oacf>t!’iav auTwv, t<e>i. 6tCr. TO dvat Tov t<ap1rov auTwv xo>.ijv EoOoJ’WV t<e>i.
1ftt<pia<; roj’Oppwv, t<ai. OtCr TQVTQ vvear; i“(epei TCW ßaat>.ia ‚PwJJaiwv i1f‘ aUTOV<; x:ai.
Tir rbtva aV-rWv 1rvpl. O:vo:AWcru. .
49 VIE DE NIL DE ROSSANO, P. G., XX, col. 64; Typikon du Monastere de Saint
Jean de Patmos, Miklosich-Müller, Acta Graeca Medii Aevi Sacra et Profana, T. VI, p.
61-62. Pour la posterite de ce genre de propheties a l’epoque turque, cf. A. Argyriou,
167
de propheties qui, en partant du principe que les Musulmans sont une
epreuve imposee par le Ciel, deduisent que viendra le jour ou Dieu changera
de sentiments et chargera un empereur romain de les punir avee cette
meme cruaute qu ‚ils ont dechainee contre les Chretiens, en sorte que leurs
descendants soient, on ne sait quand, detruits par le feu divin?
On pourrait eroire que, si les Musulmans sont speeialement eruels
envers les moines, c’est paree que la guerre qu’ils font aux Chretiens a
un but bien preeis, et done religieux: detruire la vraie foi en s’attaquant
tout d’abord a ses vivants symboles. Stereotype venu de la polemique
syrienne du VIIlerne siede, le theme est particulierement developpe vers
850 dans la Reponse et Refutation a un Sarrasin de Nieetas de Byzanee
ou l’on explique clairement eomment, si les Musulmans font preuve de
eruaute envers les Chretiens, c’est de leur religion elle-meme qu’ils ont
appris cette eruaute puisque, selon l’interpretation devenue classique du
gihad, le Musulman n’a qu’un seul but, eonvertir les autres et, s’ils refusent
l’islam, les mettre a mort.50
Une telle argumentation implique a l’evidenee une eonstante eonfrontation
des deux religions, eelle des Musulmans qui institue l’homieide
des Chretiens en tant qu’oeuvre pie, eelle des Chretiens qui, eomme l’eerit
eneore Nieetas de Byzanee, et a partir du principe que l’homme est le ehefd’oeuvre
de Dieu, professe que „tout homicide, en tant qu’homicide est ou
la destruetion de ce bien ou a l’origine de sa destruction, ce qui entraine
la consequenee que tout homieide est, par definition, un mal“ .51 On doit
done exclure une attitude previsible qui eonsisterait a repondre a la guerre
Les Exegeses Grecques de l’Apocalypse a l’epoque turque (1453-1821), Thessalonique
1982.
50 „(Le Prophete) excite et arme !es Barbares par tous !es moyens en sorte qu’ils se
couvrent du sang des Chretiens … Car voici ce que tu ecris: „ll est des homicides
legitimes et d’autres qui sont illegitimes. ll est illegitime et interdit par Dieu de tuer
un fidele volontairement, mais il est legal et legitime de tuer celui qui croit que Dieu
a un associe et en forge un qui lui est egal en puissance … Ne comprends-tu pas que
tout homicide, pour la seule raison qu’il est un homicide, doit etre evite et abominable?
… L’homicide que vous commettez contre nous n’a qu’un seul but, vous Je confessez
vous-memes: nous faire Sarrasins, ce qui n’est pas un bien, d’ou il suit que l’homicide
que vous commettez contre nous ne fait meme pas partiedes biens produits par accident
… “ (NICETAS DE BYZANCE, Reponse et Refutation a un Sarrasin, P. G., CV, col.
744 et 839-840); A. Ducellier, Le Miroir, op. cit. p. 17Q-172.
51 NICETAS DE BYZANCE, op. cit. col. 745.
168
religieuse des Musulmans en dechainant une autre guerre offensive ayant
pour but de tuer ou de convertir les Musulmans: ce serait repondre a la
cruaute par la cruaute, a l’impiete par une impiete encore pire puisque les
Chretiens, eux, savent bien que tuer un homme volontairement est un mal
absolu; comment donc imiter les Musulmans qui, corrompus depuis leur
naissance par une doctrine perverse et denaturee, sont marques de la tare
naturelle de la cruaute?52
ll en resulte qu’a Byzance la cruaute bien connue et constamment
rappelee des Musulmans ne change rien a l’attitude generale de !’Empire
et de ses peuples face a un ennemi, certes anime d’une ideologie religieuse
perverse, mais qui n’est pas fondamentalement different de tous les autres
ennemis qui, a travers les siecles, ont voulu detruire Byzance. Certes, il
est des Chretiens fanatiques qui, comme l’empereur Nicephore Phokas,
peuvent adopter une attitude qui annonce la future ideologie occidentale
de la croisade, par exemple quand il demande au patriarche d’attribuer la
palme des martyrs a ses soldats morts sur le champ de bataille, apres avoir
pratique, dans ses campagnes contre les Musulmans, le principe, odieux
aux vrais Chretiens, de l‘ oeil pour oeil et dent pour dent. 53 Mais le patriarche
souligne bien la gravite de leur erreur en refusant avec indignation,
rappelant que quiconque meurt apres avoir repandu le sang doit, selon
un canon de Basile de Cesaree, etre prive trois ans des sacrements, sans
exception specifique pour les soldats, une position qui ne variera jamais a
Byzance et sur laquelle, encore au XIVeme siede, insiste l’empereur Jean
Cantacuzene. 54
52 ‚Ev EKdVOt< -rap I<QL I(.QTQ?rEATQt I<QL ei</>’1 I<QL 1rOAeJ’Ot 6ta 1rQVTO< I<PctTOVVT<< riw
i</>t(C.votHTctV iv avroi< </>vcnKrJV WJ’OTf]Tct … , Miklosich-Müller, Acta Graeca, T. IV, p.
203, acte monastique de decembre 1246.
53 Meme si l’on sait qu’il s’agit d’un eloge emphatique, on rappellera Je texte de
Theodose le Diacre qui montre l’empereur commandant de „lancer les tetes de ses
ennemis avec !es catapultes … afin que Je peuple du peche connaisse que ses propres
membres sont a J’origine de leurs maux … en sorte que qui etait mort au combat devenait
a son tour meurtrier en meurtrissant !es siens“ (THEODOSE LE DIACRE, Sur Ia
Conquete de Ia Crete, P. G., CXIII, col. 1020-1021).
54 ‚Ea?rov6acu 6< I(.Qt VOJ’OV 9eivat TOÜ< iv 1rOAEJ’Ot< a?ro9v!]trKOTct< trTpctTtWTct< {lctpTVpti(.
JV ae tova9at -re“Wv, iv J’OVI.U r.;; ?rOAEJ’IU rt9EIHVO< I(. (XL OVI(. iv ÖrAAIU nvi ri]v rii<
1/Jvx.ii< awr1Jpiav .•. , SKILYTZES, Synopsis Historiarum, ed. J. Thurn, Berlin 1973,
p. 274-275. Des Musulmans morts au combat, Cantacuzene rappeile que ov .Xo-ri(<ro.t
ECXVTOÜ< aeiov< J’EI'</>ew<, …,, alriov< TOV 1rOAEJ-lOV, et que, en revanche, les soldats
169
n en resulte que, face a la cruaute musulmane qu’anime une foi
perverse, le Chretien n’a qu’une seule reponse possible, l’affirmation des
valeurs superieures de sa propre foi et, pour le reste, faire la guerre pour
se defendre, comme il l’a toujours fait contre les Perses, les Goths ou les
Bulgares: parmi les innombrables recits d’atrocites commises sur tant de
champs de bataille, la cruaute musulmane ne se distingue jamais de celle
des autres ennemis, que Byzance englobe tous dans le concept de barbares,
parmi lesquels les sources comptent indifferemment Scythes, Perses,
Arabes ou Perses55, Italiens ou Bulgares.56 A un certain niveau de culture,
et surtout dans les derniers siedes de l’Empire, Arabes et Turcs sont en fait
devenus la modalite contemporaine d’un ennemi traditionnel de la grecite,
un ennemi lui aussi cruel de nature, clont le prototype est evidemment
le Perse acharne contre le Grec de l‘ Athen es classique et que, dans les
premiers temps de la christianisation, les textes religieux assimilent aux
hordes ethiopiques et libyques dechainees contre les Hebreux.57 C’est cet
ennemi qui, en diverses circonstances de son histoire, a toujours menace
l’Empire, dissirnute sous les noms les plus varies, comme le font les Avars
et les Slaves qui, en 586, renouvellent les menaces de Xerxes; deja appeles
Perses dans les documents des Xleme et Xlleme siecles, il semble clone
normal, dans les textes du XIVeme, et jusque dans les actes de la pratique,
de donner aux Turcs le nom d’Achemenides qui evoque ce grand
combat millenaire que civilisation et barbarie sont censes s’etre livre sur
les Detroits.58
musulmans tuent Je plus grand nombre possible de prisonniers sur Je corps du mort,
<a< 00’011 1r ).Eiov I<TLV<L, TOO’OVTOII wtf!O.<Lall AO“( i( ETQL -rlj TOV -rt8VEWTO 1/Jvxlj ,
CANTACUZENE, Apologie, IV, col. 545.
55 E�<v8a• IJEV �<a< ßipO’aL �<a< „Apaße �<a< -.räv „(ivo ßapßap•�<cw, Miklosich-Müller,
op.cit. T. IV, p. 203, acte cite de Ia Lembiotissa, decembre 1246.
56 ‚EvuJtv-riwv 6opa-ra ßapß&pwv „(ivov./ ßEp<rwv, ‚1-ra)..wv, BovA“(apwv, ‚A-r-rapiwv,f
E!JOV �ta-ra-.rE!Jt/!8iv-ra -.ro).).ai f.v !Jaxa•• … , Poeme iambique pn\cedant Je Typikon de
saint Michel du Mont Auxence,· ed. G. Papageorgiou, Zwei Iambische Gedichte saec.
XIV und XIII, Byzantinische Zeitschrift,VIII, 1899, p. 675.
57 . .. viov Sip{ov <7-rpa-rov lj -rwv AlB•o-.rwv �tal. Atßvwv �<a-ra ‚Iov6atwv -ro 1rp<v
o?r>.,.,.&,.Evov . .. , Miracula Sancti Demetrii, P. Lemerle, Les plus anciens Recucils des
Mirades de saint Demetrius, § 117, T. I, Paris 1980.
58 Sur Je concept de barbare a Byzance, cf. H. Ditten, Barbaroi, Hellenes und Romaioi
bei den Ietzen byzantinischen Geschichtsschreiber, Actes du XXIeme Congres International
des Etudes byzantines, Ohrid, T. II, 1962, et A. Ducellier, Mentalite historique et
170
Si bien que, conformement a cette vieille tradition culturelle, la cruaute
des Musulmans est simplement celle que l’on attribue naturellement
a tous les Barbares qui ont, si nous negligeons un certain nombre de
stereotypes extremistes qui voudraient nous faire croire a l’impossibilite
de toute relation humaine avec eux, grace a leur proximite geographique,
toujours entretenu tant de liens confiants et meme amicaux avec !’Empire,
sphere de la civilisation. Le temoignage le plus revelateur de cette attitude
complexe d’amour-haine est tres certainement l’epopee de Diginis
Akrites, un texte traditionnel comme tant d’autres tragoudie qui mettent
en scene les contacts greco-musulmans du Xeme siede: l’emir syrien que
l’on soup<;onne d’avoir enleve la soeur du heros est certes un „allogene“ ( allophulos)
qui, sans aucune doute, est donne pour avoir tue cruellement la
jeune fille59, clont la mere craint qu’il soit „sans amour“ , depourvu de cette
„faculte de raisonnement des nobles Grecs . . . , irascible comme le sont les
barbares“ , et clone „irrespectueux de la vie“ . Et pourtant, quand les freres
de la jeune fille arrivent dans le palais de l’emir, ils se trouvent en presence
d’un prince d’origine grecque, sincerement amoureux de leur soeur, dont il
a honorablement protege la vertu, et qui leur demande sa main en promettant
qu’il se convertira s’ils acceptent.6° C’est ce meme emir qui, appele
par elle, medite un temps de retourner de force, avec sa jeune epouse, vers
sa mere qu ‚il a laissee en Syrie, mais qui, vaincu par sa propre noblesse,
se contente de faire un voyage vers sa terre natale pour s’en revenir bien
vite en Romanie, accompagne de sa mere et de milliers de jeunes Arabes
convertis au christianisme. En revanche, le traitre cruel est un chretien, fils
du Stratege byzantin Antiochos, seducteur d’une princesse arabe, fille de
l’emir Aplorrhabdis: profitant de la cruaute des circonstances ( daimonia
tuche), puisque la mere de la jeune fille est tombee malade brusquement,
realites politiques: L’Islam et !es Musulmans vus par !es Byzantins du XIIlerne siede,
Byzantinische Forschungen, Band IV, 1972, part. p. 31-33. A. Ducellier, L’lslam et
!es Musulmans vus de Byzance au XIVeme siede, Byzantina, XII, 1983, p. 95-134, et
part. p. 105-106.
59 AoL1ro11 o ><vwv u‘ {uc/>a{e, 1rpo( ä6rJII {u-ret>.e ue, w 1rOIITJpa( WIJ>OT11TO(, ßip -rwv
a>.>.oc/>v>.wv 1rW( brafJe(, j.iOl><pofJtJj.iE, TOlVTTJII Tijll aiiOI’LOlllj Les exploits de Digenis Akritas,
L. II, 32-35, ed. K. Sathas, Paris 1875, p. 4.
60 … ,fv o 11111′</>io( {u-rw uoL 1rO<POI’OLO<; -rov ><a>.>.ov<;, \jv lx.TJ <{•v „‚fiiW!JL><T,v TWII ev-yevwv
‚Pw,.a{wv c/>oßovj.iO<L, Ti><IIOII 1’011 ><O<AOII, j.ii) Ö.urepvo<; V1rapx.TJ. „‚““ ev,.wfJij W( efJIILitO(
�tai. (ijv, u< ov 1rp01<pivT] … , op. cit. L. II, 143-156, p. 14.
171
fuit avec elle a travers le desert, puis abandonne sa proie aupres d’une
source, non sans lui avoir derobe ses riches vetements.61
Certes, le Digenis est un texte typique de la region des confins, mais les
couches cultivees de Byzance ne sont pas loin non plus, au moins depuis le
Xeme siede, d’une conception des Musulmans comme barbares specifiques
qui, parce qu’ils sont les plus voisins de la civilisation authentique, ne
peuvent ni ne doivent se laisser dominer par les tares naturelles des barbares
plus lointains et clone plus „purs“ ; le patriarche Nicolas Mystikos
qui, partant du principe que l’Empire est naturellement l’image du soleil,
avait deja compare celui de Bagdad au second lurninaire celeste, la lune,
reprouvera clone les Musulmans qui ont massacre des chretiens en Chypre,
leur rappelant qu’une teile cruaute n’est pas digne des Sarrasins ni d’aucun
peuple qui „connait et observe la maniere civilisee de se gouverner et de
vivre“, formule qui indut evidemment ces memes Sarrasins dans cette
espece superieure d’humanite.62 Au XIIlerne siede, un autre patriarche,
Georges de Chypre, risquera une autre antithese, disant que la Turquie
a re<;u et protege Michel Paleologue fugitif, pourtant son ennemi naturel,
une formule revelatrice des rapports greco-musulmans qui, outre la cruaute
naturelle tarditionnellement attribuee au Sarrasin, rendent pourtant possibles
d’authentiques relations humaines, parce que le Sarrasin est, avant
tout, un barbare a qui Dieu peut accorder le benefice de sa grace, tandis
que le libre arbitre du Chretien peut le precipiter dans le gouffre de la
perversion. 63
Bien sur, c’est en reference aux Arabo-Musulmans que cette vision
ambivalente de la cruaute musulmane nous parait definitivement fixee au
Xeme siede, c’est a dire au moment ou Byzance pense avoir definitivement
tromphe de l’Islam: meme Nicephore PhOkas, qui s’etait montre si dur a
leur egard, est bien persuade, lorsqu’il redige son traite Sur la Guerilla,
61 Kai 6i) �<a-ra nva „lrtl<pb.v 1<al 6at,..oviav „rvxrw, vouo i1rf,>.!Je -r!f ,..“.,.pi IJava“r’tJ
‚YEL1″VLW0’/1, I<Qt ol 1-‚EV &>.>.ot airav …. 1rp0 IJpi)vov ,fuav ol’l<‚tJ, (op. cit. L. VI, 1693-
1695, p. 142).
62 rvw,…“v av-rov -rijv (v6oiJ<v 6o>.lw I<<I<PVI-‚1-‚iv.,.,v OVQI<QAV1r1″ELV äpx<„raL 6nvo 0
1rapaß&.,..“ (op. cit. L. VI, 1711-1713, p. 142). Tov-ro 7br.p ovx ön Eapa,..“v.;,v ä{tov,
b>.>.‘ ov6i 1″LVO E“ripov (IJvov bv1Jpw1riv.“v 1r0At“rdav l<ai ßiov <i66-ro I(Qt uw(ov“ro
… , NI COLAS MYSTIK OS, Lettre a l’emir de Crete, P. G., CXI, col. 32.
63 Kai \] ßC.pßapo …,;, • . . �<ai aü.,..“ 1<a>.w luwu< -rov ,Pvu<L 1ro>.i1-‚Lov, GEORGES DE
CHYPRE, Enkomion de Michel Paleologue, P. G., CXLII, col. 365.
172
que „au moins la moitie“ de la menace des Arabes „a ete emoussee“ . 64
Et l’invasion turque des annees 1060–1071 ne change rien a cette vision
devenue traditionnelle: en revanche, en obligeant les Grecs, desormais
chasses de leurs propres domaines et, en premier lieu, de l‘ Anatolie qui
avait toujours ete la piece maitresse de l’Empire orthodoxe, a mediter sur
les origines du pouvoir que Dieu a concede aux Musulmans, l’image d’un
islam comme fl.eau divin retrouve toute sa vivacite dans leur esprit; elle
n’attenue en rien la cruaute des nouvelles conquetes, mais elle interdit de
voir la cruaute musulmane comme innee, puisqu’elle est, plus clairement
encore qu’auparavant, une cruaute voulue par Dieu qui a decide, apres
avoir puni les heretiques au moyen du ßeau arabe, de frapper maintenant
les orthodoxes qui, se fiant dans la victoire remportee sur les Arabes, se
sont faits les transgresseurs de la morale chretienne: „Maintenant, le malheur
frappait jusqu’aux orthodoxes“ , ecrit le Continuateur de Skilytzes,
„et tous ceux qui partageaient la foi des Romains ne savaient plus que
faire: ils pensaient que leur sort etait accompli … et ils croyaient que la foi
droite ne suffisait plus et qu’il fallait en plus mettre leur vie en conformite
avec cette foi, en sorte que c’est aussi bien celui qui erre au sujet de la foi
que celui qui trebuche et boite dans son mode de vie qui est soumis de la
meme maniere a. la meme punition“65 .
En d’autres termes, la cruaute des Musulmans est en fait une modalite
de la volonte divine: domines par l’image de guerres devenues habituelles
avec les Arabes, les Byzantins des siedes glorieux avaient oublie le role
theologique que Dieu avait attribue aux Musulmans, et seuls quelques
hagiographes se preoccupaient de le rappeler parfois, mais sans jamais
inviter les Chretiens a reagir a leur perversite par la violence, ce qui eut
ete „tenter la puissance de Dieu“ .66 Maintenant, face aux Turcs, nouveau
visage du ßeau qui temoigne, au choix, du retournement de la roue de
la tuche ou des insondables desseins de Dieu, l’unique attitude possible
64 NICEPHORE PHOKAS, Traite de Ia Guerilla, ed. Gilbert Dagron, Paris 1986, p.
32: ÖrT< X purToü Toii C.>..,Bwoii 0<oii I’ II Tb ,..o>.v nj t<a8′ I’ II 6u11al'<w t<al. i.ux:uo
Tll TOV ‚[UJJClfiA fi<‚YOIIWII 01′{3AVIICli/TO, I<ClL Ta Üf>66ou ClUTII OIICl)(Cl•TiUCliiTO . . • .
65 CONTINUATEUR DE SKILYTZES, P.G., CXXII, col. 416-417; A. Ducellier, Le
Miroir, op. cit. p. 162-164.
66 „Quant au Pere (Nil de Rossano), il avait aperu depuis Ia grotte Ia pousiere soulevee
et Ia foule des Sarrasins qui s’approchaient, et il avait decide de se souistraire a leur
perversite, pour ne point s’exposer a tenter Ia puissa.nce de Dieu … “ (Vie de Nil de
Rossano, P. G., CXX, col. 64).
173
du Chretien est la resignation, comme l’explique Keka.vmenos, ce vieux
general de la fin du XIEme siede qui, pour une fois, n’appartient pas au
cercle vraiment cultive de la societe byzantine.67 Mais Nieetas le confirme
apres la defaite de Manuel Comnene a Myriokephalon, en 1176: ce sont
les desseins insondables du Ciel qui ont donne la victoire aux Turcs68 . A
propos de ces desseins, l’homme en est reduit aux conjectures qui sont,
au gre des epoques, inspirees de pures considerations morales (les peches
des heretiques ou ceux des vrais chretiens), ou des prejuges franchement
politiques: par exemple, aux IXeme et Xeme siedes, l’invasion arabe est la
punition de l’Iconodasme, tandis que, dans les derniers siedes de !’Empire,
les Turcs sont le fteau dechaine par Dieu contre, au choix, les partisans de
l’U nion avec Rome ou leurs adversaires traditionalistes. 69
En consequence, qu’elle soit banalerneut barbare ou l’authentique produit
des jugements celestes, la cruaute musulmane n’est que tres rarerneut
vue, a Byzance, comme irremediable, puisqu’elle depend de la grace divine,
en sorte qu’on peut considerer l’expression de Nicephore Gregoras
ou de Jean Cantacuzene, qui parlent de l’incurabilite des Turcs comme
une opinion extremistes, a moins qu’elle ne temoigne, interpretation plus
vraisemblable, que d’un simple „tic“ de langage;70 quoi qu’il en soit, il
vaut mieux s’arreter sur celle de Matthieu Blastares pour qui, vers la profonde
obscurite de l’islam, il est toujours possible que la lumiere divine
trouve sa voie.71 ll n’est donc pas question de voir dans les Musulmans des
monstres absolus et maudits depuis la naissance jusqu’a la mort, comme
67 El 6( Or/-<EA’ITOti TtVE<;; ltOtl. ltOtltol. 7rpOit01rTOVatv, ov6(v 60tV/-<OtUT6v. ‚Eßpo.tot „‚(Otp ltOtl.
o.lptTtltOl. 1t0tl. l:o.pOtlt’IVOl. 1t0tl. Or7r AW<;; QAAOt 7rOAAOL oi 1-‚f,TE 1rELp0t11 6o“‚( !-‚6t.Twll txovTE<;;
1-‚tiTE d.;; Tiw Kuptov iJI-‚wll ‚l’lcrovv XptaTov Tov a>.’l6wov 0Eov i>.1ri(ovTE<;; (wat,
�to.l. oi ,_.(v o.vTwll �to.l. EV’II-‚EPOV<Tt �tal. i6vwv &pxovcrt �tal. Tlj<;; Tov 0Eov a“‚(a66TTJTO<;;
a7ro>.auova•, 1tal. ov (TJAOV/-<E�‘ avTwv Ti}v EVTJI-‚Epiav • • • , KEKAVMENOS, Strategikon,
ed. B. Wassiliewsky et V. Jernstedt, reed. Amsterdam 1965, p. 38-39.
68 … /-<ETa6Eiaav 1rpo.;; TO avTi1ra>.ov brve<f>i�<Tot<;; iJI-‚t“ 6tt�toi.;; ltPil-‚o.atll, (NICETAS
CHONIATES, ed. cit., p. 230).
69 A. Ducellier, Le Miroir, op.cit. p. 161-167, et Mentalite historique et realites
politiques, art. cit. p. 40–43; cf. aussi A. Ducellier, L’lslam et les Musulmans vus de
Byzance au XIVeme siede, Byzantina XII, 1983, p. 119-121.
70 Par exemple, NICEPHORE GREGORAS, Histoire Romaine, XXIX, 9, ed. Bonn,
III, p. 228-229; A. Ducellier, Mentalire historique, art. cit. p. 103.
71 ‚I6Eiv tun 1tÖv Tf> ßa6Ei a1t6Tl’1 Tlj<;; Twv ‚A“YO:P’I�’WV 6vaaeßeia.;; To <f>w<;; lv6vvaCTTEvov
Tlj.;; x6t.ptTo<;; … , (MATTHIEU BLASTARES, Syntagma, II, 3, P. G., CXLIV, col. 1108).
174
l’est Andronic Comnene; certes, l’unique faon, pour eux, de revenir a la
nature, qui devrait etre l’etat permanent du chretien, est sans aucun doute
la conversion: l’emir, pere de Digenis, en se transformant en un chretien
parfait, demontre, s’il en etait besoin, qu’avoir ete musulman (ou juif . . . )
ne laisse aucune trace, a tel point que le converti peut se va.nter de sa noble
genealogie arabe, comme si elle avait ete regeneree par sa conversion. 72
Mais la grace divine qu’invoquait Blastares peut donner aux Musulmans
les plus convaincus a la fois noblesse et sagesse: innombrables sont
les figures d‘ Arabes ou de Turcs dont les qualites humaines sont bien plus
hautes que celles de bien des Chretiens: qu ‚il suffise de citer le sultan Alp
Arslan face a Romain Diogene ou l’emir d’Alep dont Psellos oppose la
bonne foi a la rage militariste de Romain Argyre.73 Bien differente est la
cruaute d’Andronic: la famille des Anges prefere se retirer chez les Turcs
plutöt que de supporter sa tyrannie.74 Certes, la figure du Musulman est
souvent embellie par les historiens qui la mettent en contraste avec les
portraits caricaturaux d’empereurs romains qu’ils detestent: Psellos est
l’ennemi de Romain 111 comme Nicephore Bryennios prise peu Romain
IV, tandis que Nicetas, on le sait, hait et craint Andronic. Mais, et
cela jusqu’au peuple, des siedes de relations souvent pacifiques ont fait
comprendre que la cruaute specifique des Musulmans, invoquee rituellement
par le pouvoir ou par l’Eglise en quete de „rearmement moral“ des
Chretiens, n’est, la plupart du temps, qu’une pure et simple fable: deja
dans la premiere moitie du Xlleme siede, les paysans chretiens des environs
du lac de Pousgouses, en Phrygie, passes sous l’autorite des sultans
d’Ikonion, sont en si bons rapports avec les Turcs qu’ils se sont meles
a eux, ont adopte leurs vetements et considerent les Byzantins comme
leurs ennemis. 75 Et beaucoup de Turcs, malgre la reprobation de leur
coreligionnaires, savent donner raison a ces chretiens envers qui ils se con-
72 Les Exploits de Digenis Akritas, op. cit. IX, 3055-3101, p. 250-254.
73 ‚0 -rap ll<puwv b.pxrno<;, t1r<L6ij Tov ßOtO’LAf.Ot. ‚PwJ’Ot.iwv 6opv6.>.wTov i8<6.uOtTo, oint
t1r’ljp8Tj TfJ I<OtTop8WJJOtTL, O’tJVEO’TQAT} 6E J’ÖtAAOV TfJ fi .>TtJ)(‚IjJ’OtTL ltOtL J’ETpLa(<L Tji Wiltn
TOO’OVTOV ‚6uov ov6dt; EVEVOT}O’E . .. , (NICEPHORE BRYENNIOS, I, 19, p. 1 2 1 ) ; cf.
aussi PSELLOS, op. cit. Romain 111, VIII, ed. cit. T. I, p. 36-37 et Romain IV, XXVI,
T. II, p. 164.
74 El>.iu8T}v JJ&>.>.ov uvvoL�t<tv b.>.>.o8pooL<; ßOtpßO.poL<; lj TfJ 1’vp6.vvi!J 1rOtpOt6o8i}vOtL .. . ,
NICETAS CHONIATES, p. 288-289.
75 XpLO’TiOtvwv iuJJoi, di �tai 6•0: >.f.JJßwv �<OtL a�<-OtTiwv Tot<; ‚l�tov«vu• Tovp�<OLt; t1fLJ’L'“f
VVJJEVOL ou JJOVOV Tijv 1rp0<; b.).).’lj).ov<; tPLAiav lVTEV8EV El<p<iTvvav, OtAAQ I<QL TOit;
175
duisent humainement.16 Un comportement „honorable“ des Turcs, depuis
longtemps connu des Byzantins, et qui leur vaut le respect chretien: a ses
soldats qui assiegent Ikonion (parmi eux, deja nombre de Latins), Manuel
Comnene interdit donc formellement de violer les sepultures de l’ennemi
dont il ne faudrait pas heurter le noble malheur. 77 De cette noblesse turque,
il n’existe assurement pas de plus bel tHoge que celui qu’en fait Nieetas
quand il raconte comment le sultan, Ka.l-Khusraw, apres avoir accepte de
remettre le reheile Mankaphas a l’empereur Isaac II Ange, exige de lui la
promesse de ne pas tuer ni mutiler le prisonnier, cependant que les autres
Turcs s’indignent de voir leur souverain rendre aux Grecs un refugie qui
s’etait place entre leurs mains pour des raisons politiques:78 ici, c’est le
cruel traditionnel qui eherehe a contenir la cruaute du chretien, ce sont les
Turcs, comme l’avaient deja fait les Arabes syriens face a Romain Argyre,
qui protestent contre un comportement qu’ils jugent indignes d’eux!
Si nous nous arretons vers le debut du XIIlerne siede, apres un demimillenaire
de relations complexes avec les Musulmans et plus d’un siede
de heurts toujours plus aigus avec les „freres latins“ d’Occident, et si nous
admettons que Byzance dispose de criteres generaux qui, tant appliques a
la cruaute des autres qu’a celle des Byzantins eux-memes, sont tres voisins
de CeUX que llOUS pOUVOllS inferer des SOUrces Jatines medievales (Je comble
de la cruaute est l’homicide, et viennent ensuite les dommages causes a la
personne et a la dignite humaines) , encore faut-il confesser que l’analyse
byzantine de la cruaute est beaucoup plus sophistiquee que celle des Occidentaux;
et nous ne pouvons faire moins que d’invoquer ici la culture specifique
de Byzance, cet extraordinaire melange de traditions philosophiques
grecques, de conceptions politiques romaines et d’humanisme chretien qui,
br•-rTj6Et)parnv av-rwv iv wJo.d.ou• 1rpOO’O‘)(.rjK.arnv. ‚AprjJo.u K.al. w opopovu•v av-roi
wpo<r-rdJipEvo• ‚Pwpaiov w ix.9pov vwEß>.iwov-ro … , (NICETAS op. cit. p. 37).
76 ‚Ew „fCrP >.i“fHV w r/n>.av9pwwwopivov ivi.OT€ 1rp0 -ro Xp.u-r,;“vvpov I<QI<W <,PaultE
�tal. iwiw>.Tj-r-rEv .. . , (NICETAS, op. cit p. 400).
77 1<01VTQ1<010’•V avvßp•u-rov ‚rTjpTj9va• Ti)v K.OVW tK.i>.EvE X.PVQ‘ -roi I<QL I<Q1’Cr ßpax.v
<rw,Ppovovu•v Eiwwv ai6Eiu9a• pa>.Jo.ov 6vuTvx.ovuav EV“fivuav . . . , (KINNAMOS, Histoire,
ed. Bonn, II, 6, p. 46); cf. aussi NICETAS, ed. cit. p. 53 et A. Ducellier, Mentalite
historique, art. cit. p. 51.
78 7rap010′)(.WV TriJ O’OVJo.TCrV K.QT011<po6o9iv-ra .fx.E I<QL CxVa1<EIJ1<TOV QVTriJ „‚(EVOIJVOV TOV
Ma“fi<O!,Pav, w :>o. r w „/E 61) pE91 opoJo.o“fia I<QL wiu-rEw. 1-‚il WO’TE -rovw•-rip•ov av-rf.> .,.
Cx’lf0<1TQO’i.Q I<EiO’E0’9a< 9aVQ1’0V ij IJEPO ‚KEpOK.OVQ< I<QL 6.aJo.wßTj(Jva• TOV O‘,;“IJQTO
… , (NICETAS, ed. cit. p.401 ).
176
au rebours de la culture latine, n’a jamais ete submerge par la „barbarie“
de nos premiers siedes medievaux, et dans lequel domine incontestablement
le conflit entre l ‚humanisme helleno-chretien et le juridisme romain.
C’est ce conflit qui, sans nous autoriser a Paceuser de duplicite, nous montre
le Byzantin a la fois bouleverse devant l’aveuglement, une peine qu’il
denonce comme extremement cruelle, et admettant que ce supplice affreux
est la juste retribution de certains crimes specifiques: si Constantin VIII
punit cruellement, c’est seulement parce qu’il outrepasse la loi et la coutume
en faisant aveugler les gens au hasard. 79
Pourtant, face aux autres, prevaut a l’evidence la tradition antique
qui justifie la classification intangible des peuples entre les deux grandes
categories des Romains et des Barbares, plutot fortifiee du reste par le
passage de l’Empire au christianisme qui transmue l’ancienne opposition
en celle, en fait rigoureusement identique, des Hebreux assaillis par les
Egyptiens, puis des vrais chretiens affrontes aux gentils ( ta ethne): une
opposition que la christianisation de tant d’ethne europeennes n’a du reste
jamais amene les Byzantins a remettre en question: pour Anne Comnene,
Robert Guiscard est bien un chretien, sans pour autant cesser d’etre un
barbare, qui ne saurait donc, sauf a delirer, ambitionner le destin imperial
auquel le moindre Romain peut theoriquement pretendre.80 Au reste, pour
la tradition mentale byzantine, tous les chretiens d’Occident seront toujours
des barbares, ce que resume assez bien Nicephore Bryennios lorsqu’il
decrit les Varanges d’Angleterre comme „un peuple venu de la terre barbare
proehe de l’ocean, anciennement fidele aux empereurs des Romains,
clont chacun porte le bouclier et une espece de hache sur les epaules“ .81
C’est ici, a notre sens, que se revele l’interet essentiel d’une etude relative
a l’idee de cruaute a Byzance: pour s’etre toujours considere comme
l’incarnation terrestre du royaume de Dieu, ses citoyens voient tous les
etrangers a l’Empire comme egaux dans leur barbarie commune, c’est a dire
dans une sorte d’etat de nature qui n’a rien a voir avec le statut religieux
des peuples, quels qu’ils soient. n en resulte que tous les barbares ont des
traits communs, parmi lesquels l’avidite, la perfidie et, surtout, la cruaute,
79 PSELLOS, Chronographie, ed. cit. T. I, p. 26.
80 ‚A.\.\‘ it<d:vo<; p.iEv Tij<; ßac.>.Eio.-; b.1rpi.e irr•6paeo<To, w<; ov“ äv Tcw ßapßo.pov
‚Pop.1<EpTov 1rpOt7T/t<o.p.ivov <i<; ßo.c•>..Eio.v Tov ‚Pwp.o.•t<ov 6ryp.ov . .. , ANNE COMNENE,
Alexiade, I, XV, 6, T. I, p. 56.
81 NICEPHORE BRYENNIOS, op. cit. I, 20, p. 123.
177
des traits que l’on trouve aussi, a l’evidence, chez les Byzantins eux-memes,
mais qui suscitent alors l’indignation, alors que, chez les barbares, personne
ne songerait a s’en etonner puisque, en cedant a tel ou tel de ces defauts,
le barbare ne fait que se comporter „en barbare“ (hos barbaros), comme le
font les Venitiens qui, en 1159, apres avoir dechaine une veritable bataille
contre les Romains, refusent d’accepter leur defaite et s’obstinent dans leur
„mentalite barbare“ , preferant „la mort douloureuse des betes sauvages“
a une capitulation entre les mains de Manuel Comnene, la solution qu’un
Romain aurait evidemment choisie.82
Bien sur, la „barbarite“ est un etat qui peut se corriger partiellerneut
grace a la decouverte de la vraie religion mais celle-ci, plus qu’un privilege,
devient un grief supplementaire quand le barbare chretien se laisse dominer
par ses defauts naturels, comme le fait ce pretre latin qui, au debut de la
premiere croisade, se jette, glaive en main, a l’attaque d’une patrouille
byzantine, archetype de ce „barbare latin qui, tout a la fois, prend part
aux mysteres divins et, le bouclier au bras gauehe et la lance brandie du
droit, alors qu’il beneficie du corps et du sang divins, contemple l’homicide
et, pour reprendre les paroles du psaume de David, devient un homme de
sang“ , digne representant de „cette espece barbare qui est tout ensemble
consacree et avide de guerre“83 et qui, comme Bohemond en donne une
autre preuve, est naturellerneut incapable d’atteindre l’ideal, typiquement
byzantin, du juste milieu qui exclut aussi bien les grands defauts et les
vertus trop elevees.84
Byzance, cet „Empire du milieu“ deja parfaiterneut conscient des
nuances de sa propre cruaute, devient donc, entre XIeme et XIIeme siede,
l’observatoire privilegie de la cruaute comparee de ses voisins, chretiens
comme musulmans, un observatoire d’ou les Byzantins, utilisant les memes
criteres qu’ils ont toujours appliques a leurs propres defauts, sont parvenus
a une conclusion clairement defavorable aux „freres latins“ qui, a
la difference des Musulmans, aveugles par une fausse religion, devraient
82 1fAfjll ov6‘ OÜTw Tij, ßapß6.pov „‚(VWJJYf{ i-,pEJJYf<TOtV fJ ‚f“Q Ö1fAOt f<Ot’f“Oc ijTTOtV f<Ot’TE8EV’TO,
b>.>.a t<OtTa Ta 6vtr8avaTo. .,.,;,., 8Yfpiwv i,Pa>.>.öpEvo• TE t<Ott 1fpotra>.>.öptvo• iv 6uv
„.,.i8EVTOt< Ön pT, ‚Pwpo.iwv OtVTWv V1ftpitrxv<ro.v .•• , NICETAS CHONIATES, op. cit. p.
86.
83 ANNE COMNENE, Alexiade, X, VIII/8, T. II, p. 218.
84 ’01r1]11l�ta: „“{6.p Tt( Ti}( EC1’6Tf1TO( EttCTTO.iYJ, 7rpbft CnrOTEpov äv TWv Ö.Kpwv vEVuete,
… 6ppw8Ev .,.ij, apETij, ltrTT’Jt<E1 ANNE COMNENE, X, Xl/4, T. Il, p. 232.
178
avoir les moyens de dominer leur barbarie et, au contraire, commettent
des atrocites qui tendent a devenir toujours plus effroyables que celles des
Musulmans eux-memes. Certes, a la fin du Xlleme siede, il peut encore
advenir que le peuple de Constantinople detruise une des mosquees de la
ville, mais il ne s’agit pas d’un mouvement specifiquement dirige contre
les Musulmans: il marque en fait le debut de la revolution qui va faire
tomher l’empereur Alexis III Ange et, du reste, la revolte emporte, avec
la mosquee, jusqu’a une eglise orthodoxe.85 Mais quand ce sont les Flamands,
les Pisans et les V enitiens qui tombent sur la mosquee constantinopolitaine
du Mitaton, un fait que les gens voient comme deraisonnable et
inoui; c’est ce meme peuple de la capitale qui vole sans hesitation a l’aide
des Sarrasins qui cherchent a preserver leur lieu de culte, demontrant une
verite desormais eclatante: les vrais barbares cruels ne sont plus ceux de la
tradition hagiographique, elle aussi bien emoussee par la realite des faits,
en sorte que le vrai chretien peut maintenant de situer du cöte des Musulmans
qui defendent leurs droits et contre d’autres chretiens qui meprisent
l’humanite. 86
Nous sommes a la veille de la quatrieme croisade, seulement dix-sept
ans apres que Saladin eut conquis Jerusalem, et la comparaison s’impose
aux Byzantins, victimes des „actions barbares“ commises contre les Grecs
par ces Latins qu ‚ils n ‚hesitent plus a nommer les „envoyes des genies
de la mort“ quand ils les voient bn1ler maisans et palais de la Propontide:
87 la croisade etait donc un mensonge, les croises ont detruit la Ville
et !’Empire, et tue cruellement femmes, enfants et vieillards „pour un peu
d’or et d’argent“ , alors que les Sarrasins vainqueurs des Latins en 1187 se
sont comportes tout a fait „humainement“ (philanthropos) et „doucement“
(prosenos): ce sont les Latins, non les Musulmans, qui „ont transforme le
cenotaphe su Christ en cimetiere de soldats morts“ , fait „du voyage vers
le Sepulcre vivifiant une descente vers l’Enfer“ et „change la vie en mort“ ,
85 NICETAS CHONIATES, op. cit. p. 525.
86 . .. w( 6‘ o\!Tw T<rvTa 1rapa>.(ryw( �<.cri v1r€p 66″‚1″‚“‚ 1r&uav 1r<lP’IIIO!JEi.To, 7JIJVIIOIITO
IJ“ avTov( oi I:apa�<tjvoi Tao; xtipao; Toi( 1rapa-rvxovuL11 o7rAiuavTt(, E1rLßo’19ovuL 6ii
�<.ai ‚Pw!JaioL, 1rcrpC. Tij( Tov �<.a�tov 4>>71-“1( i<<iu< uvvtjALO’IJEIIOL . .. , NICETAS CHONIATES,
op. cit. p. 553.
87 7rW( tkv l-rw-r< Ei’rw Tb ßiATLO’TOII XPii!J<>, Tijv iuTopiav, �<.ai �<.6AALO’Tov <ÜP’IIJ<r Twv
‚E>.>.>jvwv ßapßapL�<.ai( �<.a9‘ ‚E>.>.>jvwv 1rp&e•u• xapL(O!J<Vo<;, NICETAS CHONIATES,
op. cit. p. 580; ,PEL60IJEIIOL !JtjliEI/0( 1rapa>.iov ol�<.o6o!Ji}!J<rTO( ol TOV I<OAOV avipaO’TOL
l<tjpEO’L</>Optj’TOL {36tpßapot, ld., op. cit. p. 560.
179
ce qui revient a dire qu’ils se sont reveles beaucoup plus cruels que ces
Agarenes en qui la vieille tradition chretienne voulait voir les prototypes
de la cruaute a l’etat pur.88
L’evidence de la cruaute et de la perfidie latines, qui avait jusquela
progresse dans les esprits byzantins sans qu’on vouliit en voir les ultimes
consequences possibles, est devenue en 1204 une realite brutale dont
l’ombre s’etend sur toute l’histoire future de Byzance, dans le temps meme
ou le danger le plus pressant devrait etre pour eux celui que les Turcs leur
font courir. De cette realite nait une image souvent fantasmatique des
Latins qui, parmi bien d’autres attitudes pour nous paradoxales auxquelles
elle a porte les Byzantins, les mene a pousser encore la comparaison entre
les „faux chretiens“ et ces musulmans dont une experience ancienne et
directe avait engendre chez eux une vision toujours plus moderee. Tandis
donc que le Byzantin se sent toujours plus assailli par l’image du cruel
Latin, il se fait aussi une opinion toujours plus favorable du Musulman,
jusqu’a ce que, quelques jours seulement avant la chute de Constantinople,
en 1453, les gens puissent dire qu’il „vaut mieux tomher enre les mains des
Turcs que dans celles des Francs“ .89
88 „Ovrw< .>.o-yo,..o•oi ie€tPCICII8’f]trav �tai. rov 8Eiou r6.,Pou fut/IWvr€< b<6it<‚f]trLv 1tara
Xp•arov 1rpo6T).>.w, i.>.vTT’f]trav �tai. J.HTa araupov rijv rov <rraupov �tar&.>.va•v f)voJ.J!J“
a<rLv … oi. 6‘ ie ‚laJ.JaiJ.>. oux
.
oVrw<, ön J..ITJ 1tai. 1ravu .P•.>.av8P.:.,1rw< t<ai. 1rpoa’f]vw<
roi< EI< rov -yivov< avrwv 1rpO<r’f]vix8’fJtrav, ovr€ ro X p•arov lt€vl]p•ov 1ro.>.v6.v6p•ov
1H<TOIITWII l6ueav, ov6€ �t6.8o6ov E{ IS.6ou TTJII 7:p0{ TOll (w’f],P6pov -r6.,Pov <l’tro6ov, ou6E
86.va-rov -rijv (wljv … , NICETAS, op. cit. p. 576.
89 . .I tratr• oi. d1rOIIT€{ 1rp0 o.>.i-ywv f7J.J€pWII. Kp d-r-rov EJ..11r€trfLII d, xdpa{ TovpltWII ij
p6.-y�twv, Doukas, Histoire Turco-Byzantine, XXXIX, 19, ed. Vasile Grecu, Bucarest
1958, p. 365. Certes, Doukas desapprouve une teile opinion, mais elle semble bien avoir
ete alors majoritaire.
180
MEDIUM AEVUM QUOTIDIANUM
HERAUSGEGEBEN VON GERHARD JARITZ
SONDERBAND II
CRUDELITAS
The Politics of Cruelty
in the Ancient and Medieval World
Proceedings of the International Conference
Turku {Finland), May 1991
Edited by
Toivo Viljamaa, Asko Timonen
and Christian Krötzl
Krems 1992
Front page illustration: Martyrdom of Saint Barbara (detail),
Friedrich Pacher, Tyrolian, 1480-1490,
Neustift (Novacella), South Tyrol (Italy), Stiftsgalerie
Alle Rechte vorbehalten
– ISBN 3-90 1094 05 9
Herausgeber: Medium Aevum Quotidianum. Gesellschaft zur Erforschung der materiellen
Kultur des Mittelalters, Körnermarkt 13, A-3500 Krems, Österreich – Druck:
KOPITU Ges. m. b. H., Wiedner Hauptstraße 8-10, A-1050 Wien.
Contents
Preface 7
Andrew LINTOTT (Oxford): Cruelty in the Political Life
of the Ancient World . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Maarit KAIMIO (Helsinki): Violence in Greek Tragedy 28
Toivo VILJAMAA (Thrku): „Crudelitatis odio in crudelitatem
ruitis“ . Livy’s Concept of Life and History . . . . . . . . . . . . . . . . 41
Katarüna MUSTAKALLIO (Helsinki): The „crimen incesti“
of the Vestal Virgins and the Prodigious Pestilence
Asko TIMONEN (Thrku): Criticism ofDefense. The Blam-
56
ing of „Crudelitas“ in the „Historia Augusta“ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
Christer BRUUN (Helsinki): Water as a Cruel Element in
the Roman World . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 4
Luigi de ANNA (Thrku): Elogio della crudelta. Aspetti
della violenza nel mondo antico e medievale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
Greti DINKOVA-BRUUN (Helsinki): Cruelty and the Medieval
Intellectual: The Case of Peter Abelard . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114
Christian KRÖTZL (Tampere): „Crudeliter affiicta“ . Zur
Darstellung von Gewalt und Grausamkeit in mittelalterlichen
Mirakelberichten . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
5
Thomas LINDKVIST (Uppsala) : The Politics of Violence
and the Transition from Viking Age to Medieval Scandinavia
Alain DUCELLIER (Toulouse): Byzance, Juge Cruel dans
un Environnement Cruel? Notes sur le „Musulman cruel“
dans l’Empire byzantin entre Vlleme et XIIlerne siedes
Asko TIMONEN (Turku): Select Bibliography
6
139
148
181
Preface
The present volume is a collection of the papers read at the conference
which was held in May 1991 at the University of Turku on the theme
The Politics of Cruelty in the A ncient and Medieval World. The general
aim of the conference was to advance interdisciplinary and international
collaboration in the fields of humanistic studies and particularly to bring
together scholars who have common interests in the study of our past.
The choice of the subject of cruelty naturally resulted from different study
projects concerning the political and social history of late antiquity and
the Middle Ages – the Roman imperial propaganda, the conß.ict between
paganism and christianity, the history of the Vandals, the Byzantine empires,
the Medieval miracle stories, to name some of them. Perhaps also
contemporary events had an influence on the idea that cruelty could be
the theme which conveniently would unite those various interests. And
the idea emerged irrespective of considerations whether or not we should
search for models in the Ancient World or join those who, as it seems to
have been a fashion, insist on investigating what we have common with
the Middle Ages.
One might argue – and for a good reason indeed – that cruelty is
a subject for anthropologists and psychologists, not for philologists and
historians. Where does the student of history find reliable criteria for
defining the notion of cruelty in order to judge the men of the past and their
actions, to charge with cruelty not only individuals but also nations and
even ages („the crudelitas imperatorum“ , „the Dark Ages“ , „the violence of
the Vikings“, „the cruel Muslims“ )? Is it not so that the only possibility is
to adapt our modern sensibilities to the past and to use our own prejudices
in making judgements about others? The prejudices – yes, but this is just
what makes the theme interesting for the historian because our prejudices
– our conception of cruelty, for instance – are part of the heritage of past
centuries. The events of our own day – maybe more clearly than ever – have
demonstrated that we live in a historical world. When we investigate the
history of the concept of cruelty we, as it were, Iook ourselves at a mirror
and learn to understand ourselves better. The concept of cruelty has two
sides. It is a subjective concept used to define and describe those persons
7
and those acts that according to the user of the term are negative, harmful,
humiliating, harsh, inhumane, primitive and unnatural; in everyday life
it is associated with religious habits – with crude remnants of primitive
religion, it is associated with passion, an uncontrolled mental state, or with
violence and with the exercise of power without justice. On the other hand
the term is used to classify people by their ethical and social habits, to
accuse, to invalidate and injure others; therefore the accusation of cruelty
refers to basic features of ancient and also Medieval thought, to the fear of
anything foreign, to the aggressive curiosity to define and subsume others
simply by their otherness.
Such were the considerations wich gave inspiration for arranging the
„cruelty“ -seminar. The conference was accommodated by the Archipelago
Institute of the University of Turku, in the island Seili („Soul island“) , in
an environment of quiet beauty of the remote island and sad memories of
the centuries when people attacked by a cruel fate, lepers or mentally ill,
were banished there from the civilized community.
The conference was organized by the Department of Classics of the
University of Turku in collaboration with the Departments of Cultural
History and Italian language and culture of the same university. It is a
pleasure to us to be able to thank here all those who helped to make the
congress possible. We would like especially to express our gratitude to
Luigi de Anna and Hannu Laaksonen for their assistance in preparing and
carrying out the practical arrangements. The financial assistance given by
the Finnish Academy and by the Turku University Foundation was also
indispensable. Finally, we close by expressing our gratitude to Gerhard
Jaritz, the editor of the Medium Aevum Quotidianum for the Gesellschaft
fü r Erforschung der materiellen Kultur des Mittelalters, for his kind COoperation
and for accepting this collection of papers to be published as a
supplement to the series of the studies on the Medieval everyday life. One
of the starting-points for organizing the „cruelty“ -conference was the firm
conviction that the Graeco-Roman Antiquity did not end with the beginning
of the Middle Ages, but these two eras form a continuum in many
respects, and the continuity was felt not only in the literary culture, in the
Greek and Latin languages which were still used, but also in the political,
social and religious structures of the Middle Ages. We think that this
continuity is amply demonstrated by the studies of the present volume.
Department of Classics, University of Turku, Finland
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